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26/01/2020

La domination capitaliste des machines depuis 1812.

Les manuels d’histoire sont étrangement discrets sur ce qui peut gêner l’idéologie dominante, et il est très rare de lire une évocation des lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791, entre autres, comme il est encore plus rare de trouver une référence à cette autre date tragique de l’histoire sociale, celle de février 1812, inconnue de la plupart des enseignants d’histoire que j’ai rencontrés dans ma vie. Et pourtant ! Elle mériterait des livres, des articles, voire des films, et elle passe totalement inaperçue alors qu’elle me semble l’une des plus significatives de l’ère industrielle européenne, et qu’elle ouvre ce règne dénoncé autant par le républicain Michelet que par le royaliste Bernanos, celui des Machines…

 

En 1811, alors que l’empire napoléonien domine, pour un temps bref, toute l’Europe continentale, l’Angleterre reste la seule puissance tenant tête à celui qu’elle surnomme « l’Ogre », et cela sur mer comme par l’industrie. Or, c’est le moment durant lequel les patrons du textile anglais équipent leurs usines de métiers à tisser qui, tout en favorisant une production de masse, concurrencent directement les tisserands indépendants des campagnes, les acculant à des horaires fous avant de les ruiner, au profit même d’un patronat qui, en plus, recrute à vil prix une main-d’œuvre issue des populations laborieuses désormais désargentées et dépossédées de leur utilité productive. Cela entraîne alors une véritable révolte contre les machines, détruites par ceux qui se rangent derrière un mystérieux général Ludd et demandent à voir reconnu par la société et l’Etat leur droit à vivre dignement de leur travail. Pour seule réponse, l’Angleterre envoie la troupe et le Parlement va adopter un « Bill » (une loi) punissant de mort ceux qui attentent aux machines : oui, vous avez bien lu, une loi condamnant à la pendaison les « briseurs de machines » ! C’est-à-dire que, à suivre cette loi, une machine de bois et de ferraille vaut plus que la vie d’un homme, ce que dénonce, dans un discours retentissant mais incompris, Lord Byron.

 

Or, malgré cet aspect que l’on peut humainement qualifier de « terrible » (au sens premier du terme), le règne des Machines ne sera pas entravé en ce XIXe siècle industrialiste, et se fera sous l’impulsion d’un patronat progressiste qui, en France, se fera républicain pour ne plus avoir à répondre de leurs responsabilités devant les corporations et l’Etat qui, pourtant, ne lui fera guère de remontrances sur ce point et cela quelle que soit sa forme institutionnelle. La « liberté » s’impose mais c’est la liberté de celui qui a les moyens d’acheter de coûteuses machines qui lui seront rentables par l’exploitation des ouvriers qu’il peut mettre derrière, au service exclusif de celles-ci : ce ne sont plus le Travail et l’intérêt des travailleurs qui priment désormais mais le profit que le Financier pourra en tirer, en plus de l’entrepreneur qui achète ces machines pour dégager de confortables bénéfices. Il ne s’agit pas, pour mon compte, de dénoncer les machines en tant que telles ou de méconnaître les progrès techniques et l’utilité qu’elles peuvent avoir, mais de regretter leur « sens » social dans le cadre d’un régime capitaliste qui, en lui-même, est et reste antisocial malgré tous les habillages dont l’on peut essayer de l’affubler : la machine de l’usine reste, encore et toujours, la propriété quasiment exclusive du patron, et l’ouvrier n’en est que le servant, toujours moins valorisé que le « monstre d’acier » qu’il sert…

 

Nous ne reviendrons pas sur ce qui a été aux XIXe et XXe siècles, simplement parce que ce n’est pas possible : ce qui est fait est fait, et c’est ainsi, même s’il n’est pas interdit de le regretter ! Mais cela ne doit pas empêcher de penser le lendemain, et d’évoquer une autre forme de propriété et d’usage des machines que celle de la propriété privée exclusive. Une « propriété corporative » est-elle possible, au moins dans quelques branches d’activité ? Une propriété qui associerait les ouvriers aux schémas de production et aux bénéfices de l’outil de production ? L’idée mise en avant par le général de Gaulle sous le nom de « participation » n’en était-elle pas une ébauche, vite écartée par son successeur issu de la Banque ?

 

La difficulté est évidemment que la mondialisation (qui n’est pas la simple internationalisation des échanges, mais bien plutôt l’imposition d’un modèle « à vocation mondiale » né de Franklin et de Ford, comme l’avait pressenti Aldous Huxley dès le début des années 1930) semble être un véritable rouleau compresseur qui ne sait plus s’arrêter, lancée dans une véritable fuite en avant, de plus en plus artificialisante (comme l’intelligence qui, désormais, est appelée à se « déshumaniser » pour mieux se « transhumaniser »…) et conquérante, intrusive et « obligatoire », et apparemment « acceptée », comme une sorte de fatalité, par nos compatriotes (mais moins par ceux-ci que par les autres populations encore aveuglées par les promesses de la modernité et de la société de consommation…) et les plus jeunes générations dépendantes à une Technique dans laquelle elles sont nées.

 

Là encore, il ne s’agit pas de jeter nos ordinateurs ou toutes ces machines du quotidien qui ont envahi nos maisons et nos écoles, nos rues et nos vies, mais de les maîtriser et de les ordonner, non au seul service des Féodalités financières et économiques contemporaines, mais au service de tous, et de manière mesurée, à la fois humainement et écologiquement : les machines doivent rester de simples moyens, et non nous imposer leur rythme franklinien au profit d’autres que nous et sans respect pour la nature humaine et les cadres nécessaires de la vie en société… Refuser la domination des machines, ce n’est pas refuser leur existence ni leur usage mais rester maîtres de nos propres vies et de nos propres réflexions, au-delà des machines et de leur univers… Il s’agit d’en finir avec la « technodépendance » pour retrouver le sens de notre humaine indépendance, celle qui nous permet de choisir l’honneur et le don de soi plutôt que la rentabilité et l’esclavage. Huxley, Tolkien et Bernanos, mais aussi Michelet à travers ce texte, « Le peuple », que ses propres thuriféraires semblent vouloir oublier et qu’il nous plaît de relire, nous rappellent ce devoir de liberté humaine qui ne se limite pas à « l’individu égal des autres » mais reconnaît l’éminente dignité des personnes à travers leurs particularités et leur pluralité sociale comme intellectuelle et culturelle.

 

02/09/2011

Madame Parisot l'a dit : l'Europe patronale, c'est l'Europe fédérale (et inversement)...

 

L'Université d'été du MEDEF est marquée, cette année, par l'actualité économique européenne et, surtout, par la volonté de madame Parisot de faire triompher l'idéologie du fédéralisme européen qui, faut-il le souligner, n'a pas grand chose à voir avec le fédéralisme traditionnel français... Idéologie est bien le mot approprié car cet eurofédéralisme repose sur des présupposés que les réalités ne confirment pas vraiment... Bien sûr, le politique a besoin d'imagination, voire de rêve, mais il faut, l'histoire nous l'enseigne, se méfier des utopies quand elles oublient les hommes ou veulent plier ceux-ci à des règles qu'ils refusent intimement parce qu'ils sentent qu'elles atteignent à leur être propre, à leur manière d'être au monde, à leurs libertés... mais aussi à leurs intérêts les plus élémentaires et qui ne sont pas que matériels !

 

Quelle est d'ailleurs l'Europe fédérale que souhaite madame Parisot ? Il ne s'agit évidemment ni d'une Europe fondée sur une culture qui serait commune ou, plutôt, dominante (il est difficile de définir véritablement une « culture commune » entre des nations, des peuples, des histoires aussi diverses que celles du continent européen), ni d'une Europe-puissance à la sauce gaullienne, éminemment politique, indépendante et souveraine face aux empires extérieurs...

 

L'Europe fédérale que veut la patronne des patrons est une Europe d'abord « patronale », c'est-à-dire au service de ses entreprises et d'une certaine idée de l'économie, bien loin de « l'esprit de Philadelphie » ou de la notion de « partage » chère aux chrétiens et rappelée récemment encore par le pape Benoït XVI dans l'encyclique « Caritas in veritate » . Je ne suis pas de ceux qui voient dans les patrons des sortes de diables avides de la sueur et du sang des ouvriers pour remplir leurs caisses, mais il faut bien reconnaître qu'une part non négligeable du grand patronat actuel ne réfléchit qu'en termes de coûts et de profits, ces dirigeants d'entreprises étant souvent prisonniers (victimes consentantes ?) et acteurs tout à la fois d'une logique actionnariale qui, par principe, repose sur l'idée de « gagner plus » sans se soucier des moyens employés à cette fin...

 

Cette Europe fédérale voulue par madame Parisot se conjugue avec l'idée d'une « gouvernance économique européenne » dont il est évident qu'elle s'émancipera (plus encore qu'aujourd'hui ce n'est le cas dans le cadre des institutions de l'Union européenne) des Etats et des peuples, de ces structures nationales qui, quels que soient leurs qualités et défauts respectifs, restent le moyen privilégié du dialogue civique et, si on le veut bien, l'utile bouclier social contre les abus des puissances de la finance et de l'industrie. Elle sera aussi la défaite d'une certaine conception du politique, celle-là même qui voulait que « la politique de la France ne se fait pas à la Corbeille » (c'est-à-dire à la Bourse), ni ailleurs qu'en France...

 

De plus, il est remarquable que l'Europe fédérale de madame Parisot accorde bien peu de place au « social », et en particulier au « syndical » : il est évident que l'Europe fédérale ne sera pas sociale, si elle est d'abord économique ou (et ?) patronale !

 

Il est fort possible qu'une partie de la résolution de la question sociale contemporaine passe aussi (mais pas seulement !) par le biais de l'Europe, de coopérations entre Etats de l'Union européenne (voire au-delà) et d'aménagements économiques, fiscaux et sociaux, mais il serait dangereux et vain de limiter la construction européenne à ce seul « fédéralisme » quand existent d'autres formules, en particulier confédérales, sans doute plus équilibrées et socialement justes...

 

07/02/2009

La mauvaise cause de Laurence Parisot.

Le 6 février 1934 a eu lieu, après un mois de manifestations déjà fort violentes, la conjonction des « mécontents » scandalisés par l’affaire Stavisky, « l’affaire de trop » qui mêlaient financiers malhonnêtes et politiciens véreux : en somme, une affaire aujourd’hui presque banale, au regard des multiples scandales qui n’ont plus assez des pages du « Canard enchaîné » pour être révélés…

Aujourd’hui, alors qu’il y aurait mille raisons de descendre dans la rue pour dénoncer les centaines de millions d’euros d’ « indemnités » (sic !) pour Bernard Tapie, les salaires mirobolants des affairistes financiers de tout acabit, les délocalisations spéculatives, les licenciements abusifs, les milliards gaspillés et les injustices sociales, les déclarations extrémistes de Laurence Parisot, les scandales financiers à répétition, etc. : rien, ou si peu ! Une sorte de fatalisme semble régner en notre vieux pays qui se complaît dans la mauvaise conscience permanente et le souvenir de ses colères passées, justes ou exagérées.

Pourtant, au comptoir des cafés, et Dieu sait si je les aime et les fréquente, les amertumes s’expriment avec des mots d’une crudité et, parfois, d’une cruauté que je n’apprécie pas toujours. Les verres délient les langues, et les colères. Parfois des insultes à l’égard des puissants, parfois aussi des larmes sur des drames sociaux personnels : me voilà, moi qui suis protégé par mon statut de fonctionnaire, témoin attentif des iniquités sociales d’une société qui a placé le Seigneur Argent au faîte de ses préoccupations et de ses occupations tout court…

Bien sûr, toutes les plaintes, toutes les douleurs n’ont pas le même sens, ni la même légitimité, et je me méfie des mécontents professionnels, des « yaka » ou des vendeurs de révoltes nihilistes, des consuméristes frustrés ou des casseurs compulsifs…

Mais, tout de même ! S’il nous faut accepter de faire des efforts pour participer au relèvement d’une économie aujourd’hui fragilisée par la série de crises qui s’emboîtent les unes les autres, s’il faut penser aux générations qui nous succéderont et dont il nous faut alléger les dettes, aujourd’hui astronomiques alors qu’elles n’ont parfois pas encore vu le jour, cela ne doit pas se faire au détriment de la nécessaire justice sociale, de cette condition de l’harmonie sociale sans laquelle aucune société ne peut normalement et éthiquement fonctionner.

Aussi, les propos de Madame Laurence Parisot dénonçant, avant même que l’Etat n’en ait formulée l’idée (quand M. Obama en fait un élément fort de son discours aux Etats-Unis, pourtant patrie-mère contemporaine du capitalisme financier et industriel), l’idée de plafonner les salaires des grands patrons de quelque manière que ce soit, me choquent et montrent l’aveuglement et la mauvaise volonté d’un certain patronat égoïste et, en définitive, inconscient : qu’on ne me dise pas que (si l’on reprend les 500.000 dollars annuels évoqués comme plafond par M. Obama) 360.000 euros par an ne soient pas une somme largement suffisante pour des grands patrons, quels que soient leurs mérites ! Au-delà, n’est-ce pas, surtout en période de crise mais aussi en période de prospérité, une somme qui peut paraître indécente comparée aux 20.000 euros d’un maçon qui, s’il n’a pas les responsabilités d’un chef d’entreprise, doit travailler (et ce n’est pas un travail de bureau !) à l’extérieur par tous les temps, y compris quand les températures avoisinent les – 10 ° comme il y a quelques semaines dans les Yvelines ? Ou par rapport aux 16.000 euros d’une agricultrice bretonne qui ne compte pas ses heures pour aider son mari, lui-même touchant à peu près la même somme en fin de mois parce que les grandes surfaces ou les industries agroalimentaires fixent eux-mêmes les prix (comme cela a été le cas il y a quelques semaines au détriment des petits producteurs laitiers) et menacent de se fournir « ailleurs » si les agriculteurs ont le malheur de demander ce qui n’est rien d’autre que leur juste dû ?

Dire cela est-il du « populisme » comme je l’entends parfois ? Pas vraiment, juste un rappel de la mesure et le refus de « l’hubris »… Je ne trouve pas choquant que certains salaires soient élevés et je refuse toute démagogie égalitaire, mais il est des limites, me semble-t-il, à ne pas dépasser : « le trop est l’ennemi du bien », ai-je souvent entendu dire mon père. Je n’ai pas toujours compris cette formule : mais, en entendant aujourd’hui les propos si peu éthiques de la patronne du MEDEF, je la comprends désormais, cette formule, et cette fois sans risque d’erreur…