22/02/2017
La critique royaliste de la société de consommation en 1968.
En préparant un sujet d'oral pour des élèves de classe préparatoire sur « les Trente Glorieuses » et en travaillant, presque dans le même temps, sur les royalistes dans les années 1968-1971, je suis retombé sur quelques textes de Pierre Debray, ce maurrassien atypique qui a eu le mérite d'ouvrir quelques pistes de réflexion nouvelles depuis les années 1950 jusqu'à la décennie 1980, pistes parfois plus ou moins heureuses mais toujours intellectuellement stimulantes. J'ai, en particulier, été très marqué par son idée que Ford avait été, en définitive, plus novateur et révolutionnaire que Marx et Lénine réunis, ce que Debray explique dans cet article publié par Aspects de la France (le titre de l'hebdomadaire de l'Action Française de 1947 à 1992) en 1968, quelques mois après les fameux événements de Mai, et dont il ne me semble pas inutile de reproduire ici quelques extraits :
« On oublie trop que les Américains ont réussi une révolution moins spectaculaire mais plus efficace que l'Octobre rouge des bolcheviques. Son Lénine fut un constructeur d'automobiles de Detroit, Ford, qui découvrit que les patrons commettaient une faute de calcul en n'accordant qu'à contre-cœur, sous la pression de la grève, des augmentations de salaires aux ouvriers. Si ceux-ci gagnaient assez d'argent, ils achèteraient des autos. Les marges bénéficiaires baisseraient mais les ventes augmenteraient, d'autant qu'en produisant davantage on réduirait les prix de revient. M. Ford voyait dans cette opération un avantage supplémentaire : les petites entreprises qui ne pourraient supporter l'élévation des charges salariales seraient obligées de fermer leurs portes ou de fusionner avec les firmes les plus puissantes. Ce qui advint. L'industrie de l'automobile se concentra, au bénéfice de deux ou trois compagnies, dont Ford.
« Ainsi fut développée cette fameuse société de consommation que nos « enragés » (1) vilipendent sans bien savoir de quoi ils parlent. »
Cette analyse était d'autant plus intéressante qu'elle rejoignait la double préoccupation des traditionalistes qui s'inquiétaient à la fois d'un mode de société détruisant les formes anciennes et souvent rassurantes de l'Ordre « éternel » et de la civilisation de l'être (inquiétude qu'avaient mis en mots, sous des formes différentes, Bernanos et, de l'autre côté de la Manche, Tolkien) et d'une révolte qui se voulait révolutionnaire et tout aussi destructrice des bases de la société « de toujours »... Debray considérait, à la suite de son maître Maurras, que la tradition, qui se devait d'être critique pour être complète et efficace, était la condition même de la pérennité de toute société, de son être profond, de son âme. (2)
« Quand l'école d'Action française condamne la société de consommation, elle sait parfaitement ce que cela veut dire. Il s'agit de la révolution copernicienne opérée par Ford le jour où il a compris que désormais il ne fallait plus produire pour consommer mais consommer pour produire. C'est que le grand problème n'est plus de fabriquer mais de vendre. (…) Comment écouler les milliards d'objets qui sortent chaque jour des usines sinon par l'organisation scientifique du gaspillage ? Nous entrons dans l'ère du gadget, ce qui ne sert à rien, (…) le produit idéal, puisqu'il n'est pas nécessaire de l'utiliser pour avoir besoin de le remplacer. Chacun peut acheter autant de gadgets qu'il en a envie. Le seul problème est précisément de lui en donner l'envie. La publicité s'en charge. »
Cette société de consommation s'appuie sur ce que Konrad Lorenz appelait la « néophilie », cet amour de la nouveauté permanente et qui permet, justement, d'écouler nombre de produits que la mode présente comme « nécessaires » quand, pourtant, ils ne sont, la plupart du temps, que superflus. Elle est aussi la mise en valeur de la tentation, soutenue par le crédit à la consommation qui n'est rien d'autre que l'endettement des consommateurs : en somme, l'aliénation à la marchandise et l'enchaînement par la dette...
Ainsi, la révolution Ford désarme-t-elle, effectivement, toute révolution politique qui voudrait remettre en cause l'ordre établi par (et pour) le capitalisme. D'ailleurs, Henri Mendras, dans son livre « La Seconde Révolution française, 1965-1984 », confirmera la fin des espérances politiques et la « désacralisation des grandes institutions », dont le Parti Communiste et les syndicats ouvriers, entre autres.
La critique royaliste de la société de consommation n'a pas, après Mai 68, rencontré le succès qu'elle méritait mais, aujourd'hui, les héritiers de l'Action française, y compris post-maurrassiens ou fort critiques à l'égard de Maurras, peuvent constater qu'elle a infusé dans le monde des idées et des revues, et que « l'écologie intégrale », prônée par le pape François, rejoint quelques unes des intuitions et préoccupations monarchistes évoquées par Pierre Debray au cœur même des « Trente Glorieuses »...
Notes : (1) : Il s'agit des gauchistes et anarchistes de Mai 68 qui, à l'époque, connaissaient un certain succès et apparaissaient comme la forme la plus virulente de la contestation du « système » que symbolisaient à la fois le général de Gaulle (pourtant fort « traditionnel ») et la société de consommation de ce que Fourastié n'avait pas encore appelé « les Trente Glorieuses »...
(2) : Est-ce suffisant pour qu'une société vive et s'inscrive dans le temps long et de plus en plus mouvant de notre contemporanéité ? La tentation, à laquelle n'ont pas échappé nombre de « conservateurs », a été de croire en un temps « invariable » et de vouloir figer les rapports sociaux, au risque d'étouffer eux-mêmes toutes les possibilités d'une « tradition vivante » et, d'une certaine manière, empirique. Au lieu d'enraciner, ils ont plutôt desséché les traditions qu'ils prétendaient servir ou sauvegarder : or, une tradition sèche est condamnée à n'être plus, me semble-t-il, qu'une nostalgie stérile...
21:32 Publié dans Blog | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : société de consommation, critique, royalisme, maurrassien.
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