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21/03/2017

La destruction des livres sous la Révolution française.

Je prépare actuellement une nouvelle série de cours sur la Révolution française pour mes classes de Seconde mais sous des angles différents de ceux qui sont généralement abordés par l’Éducation nationale : sous l'angle social, sous l'angle environnemental, sous l'angle « sociétal » et familial, sous l'angle patrimonial, entre autres. Ainsi, je m'intéresse en ce moment au sort des livres et des bibliothèques, thème assez méconnu et pourtant très révélateur, non seulement des excès, mais de la nature même de la Révolution.

 

Dans son ouvrage « Livres en feu », Lucien X. Polastron signale que « le déclenchement de l'hécatombe de livres remonte au 2 novembre 1789, lorsque toutes les possessions ecclésiastiques et religieuses passent « sous la main de la Nation », laquelle a un vrai besoin de se renflouer sans les moyens structurels d'organiser la spoliation. Pour les terrains, les immeubles et les ciboires incrustés de rubis, l'affaire est simple et la capital quantifiable. Mais les bibliothèques ? (…) Qu'est-ce donc ? Pour la nation un poids mort indéchiffrable, pour les fonctionnaires une directive empoisonnée, mais avant tout le symbole de la tyrannie aux yeux des agités. » Il est tout de même étonnant que les intellectuels qui se targuent continuellement de prôner la liberté d'expression la plus large ne s'émeuvent pas de cette « biblioclastie » qui a ravagé notre pays et livré aux flammes et aux artificiers fabricants de balles des millions d'incunables, de manuscrits anciens et enluminurés, de livres reliés et des collections de correspondances diplomatiques ou philosophiques...

 

Les pertes furent immenses et une partie de l'héritage livresque et intellectuel du Moyen âge et de la Renaissance, mais aussi du temps des Lumières en France, fut irrémédiablement perdu alors. Malgré les appels de l'abbé Grégoire à préserver ce capital, le pillage, la dispersion et la destruction continuèrent, « la Révolution hésite entre vengeance et « régénération ». A un Boissy d'Anglas, qui dit dans Quelques idées sur les arts : les Français, « il ne s'agit donc pas de leur enseigner à se passer [se priver], mais à jouir », répond un Urbain Domergue, puriste d'Aubagne propulsé chef de la Bibliographie : « Portons le scalpel dans nos vastes dépôts de livres et coupons tous les membres gangrenés du corps bibliographique. » Cet ardent visionnaire ne propose pas de brûler les ouvrages mais de les envoyer se faire acheter par les ennemis du pays pour causer chez eux « le vertige et le délire ». » Cela explique que certains ouvrages publiés en France avant la Révolution se retrouvent aujourd'hui en Russie ou en Angleterre, et qu'une partie importante de ce patrimoine sauvé des flammes et de la bêtise républicaine continue sa vie loin de la métropole et de ses lecteurs...

 

Nombre de livres finiront en charpie pour... faire la guerre : « Non, la République de ces quelques années n'avait nul besoin de savants. En revanche, il lui fallait des livres, de plus en plus : la guerre contre l'Europe consomme des quantités industrielles de gargousses et la pénurie de papier est chronique. On tire donc du dépôt des Cordeliers 15 000 in-folio en l'an VI et VII, car les grands formats sont préférés des artificiers. » Il est difficile après cela d'évoquer la Révolution comme une période culturellement heureuse et libre : si la destruction n'empêche pas la production, nombre d’œuvres nées de ces années-là n'en finissent pas moins aussi au feu car ne convenant pas aux maîtres du jour, et leurs auteurs sous l'acier de la guillotine...

 

Et aujourd'hui ? En fait, nos sociétés sont-elles moins destructrices ? Il est permis d'en douter quelque peu au regard des « désherbages » souvent anarchiques des bibliothèques et des CDI français, sans négliger ceux qui ont des motivations plus explicites, au nom d'un « politiquement correct » de mauvais aloi quand il s'agit de littérature et d'idées : j'avais, il y a une vingtaine d'années, dénoncé (comme d'autres) l'épuration d'une bibliothèque de lycée accomplie par une documentaliste visiblement politisée qui avait mis au rebut quelques dizaines de livres qui n'avaient pas eu l'heur de lui plaire, y compris un ouvrage de Soljenitsyne... Mais, sans doute, n'était-ce là que la partie émergée de l'iceberg, et il est difficile de trouver un écrit de Jacques Bainville ou de Reynald Secher dans les universités et établissements scolaires, sauf rares exceptions : cette terrible sélection « éducative », qui écarte tant d'auteurs considérés comme « mal-pensants », est aussi un moyen de cantonner la réflexion à un cadre qui, s'il convient à l’Éducation nationale, n'est guère satisfaisant pour l'intelligence et le libre débat intellectuel et historique.

 

Faut-il, pour autant, désespérer ? En fait, malgré la tendance actuelle à la dématérialisation et l'apparent désintérêt des jeunes générations pour le livre papier, ce dernier ne disparaît pas et, il faut le souhaiter, ne disparaîtra pas parce qu'il reste et restera, pour nombre de nos contemporains et de ceux à venir, ce nécessaire écrin de feuilles qu'il est possible de tourner pour découvrir de nouvelles sensations, de nouveaux champs de réflexion, et d'imaginer, à l'autre bout du monde, parfois dans une autre langue, lu par d'autres lecteurs. C'est aussi un petit carré de résistance, que l'on se passe parfois sous le manteau, et dont quelques pages permettent l'évasion intellectuelle qui favorise l'action, y compris politique. Bien sûr, les livres peuvent aussi receler des fruits empoisonnés, et provoquer des désastres : mais leur absence serait bien plus grave encore, car elle signifierait la fin d'une transmission des savoirs et des polémiques à travers les âges et les générations, et l'asséchement des esprits et des âmes...

 

 

 

 

 

04/07/2012

Les mausolées de Tombouctou.

La destruction par des salafistes maliens des mausolées et des anciennes mosquées de Tombouctou soulève l'indignation en France comme dans de nombreux pays africains et musulmans, et beaucoup y voient une marque d'obscurantisme, ce qu'elle est indéniablement, sans aller plus loin ni dans la mémoire ni dans la réflexion. Or, pratiquement au même moment, des promoteurs, pour « débloquer » un chantier gêné par des recherches archéologiques, faisaient détruire à coup de bulldozers les vestiges du port phénicien de Beyrouth, au Liban, ce qui n'a guère provoqué de débat et a juste coûté à l'entreprise dévastatrice une amende équivalente à environ 50.000 euros, somme absolument dérisoire au regard de celles engagées pour le chantier des promoteurs et de ce que va leur rapporter, par mètre carré, le lieu ainsi « libéré » d'une histoire encombrante... Que valent 3.000 ans d'histoire face aux centaines de millions d'euros que va rapporter ce chantier aux financiers et aux constructeurs ? Ainsi, l'avidité libérale peut être aussi vandalisatrice que la fureur islamiste !

 

Un article fort intéressant paru dans Libération, mardi 3 juillet 2012, tente d'expliquer les motivations des destructeurs de Tombouctou et rappelle qu'elles sont identiques à celles des talibans qui, en mars 2001, ont détruit à l'explosif les bouddhas de Bamiyan et brûlé environ 55.000 livres rares à Kaboul : « ce crime [ en Afghanistan] ne résulte nullement d'un coup de folie. Il avait été totalement prémédité, ayant même fait l'objet de discussions au sein de la Choura (grand conseil) qui regroupe les chefs du mouvement. (...) La destruction des bouddhas de Bamiyan s'inscrit dans la droite ligne d'un courant iconoclaste qui existe depuis la naissance de l'islam. Il se fonde notamment sur une sourate du Coran exhortant les fidèles à guerroyer les statues, assimilées à des idoles. (...) En Afghanistan, les mausolées des saints avaient été ostracisés par les talibans mais pas détruits. A Tombouctou, Ansar ed-Dine les a détruits purement et simplement, le culte des saints étant assimilé à de la superstition. » La destruction des tombeaux et la dispersion des ossements par les fondamentalistes apparaît, aux yeux des salafistes, comme un acte profondément religieux de « purification » et, au-delà, de volonté de rompre avec un « passé impie », avec ce qui représente pour eux une hérésie inacceptable au regard de la foi qu'ils prétendent incarner le plus concrètement possible...

 

Ce n'est pas une attitude réservée aux fondamentalistes salafistes, et l'histoire même de notre pays nous le confirme aisément, comme ces propos du républicain révolutionnaire Rabaut Saint-Etienne qui déclarait « Notre histoire n'est pas notre code » et ajoutait, comme l'a rappelé Alain Finkielkraut devant les élèves de Polytechnique à l'automne 2011 : « Tous les établissements en France couronnent le malheur du peuple. Pour le rendre heureux, il faut le renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les hommes, changer les choses, changer les mots... Tout détruire ; oui, tout détruire puisque tout est à recréer. ». Cette double politique de la purification et de l'amnésie organisée, au nom du monde à construire et de la pureté, révolutionnaire ou religieuse, est effectivement et forcément destructrice, et porte en elle ce que nous appelons vandalisme : la Révolution française, d’ailleurs, fut sans doute la période la plus iconoclaste de toute l'histoire de France du dernier millénaire, voire au-delà, et notre patrimoine en porte encore les stigmates. ou en rapporte le souvenir à travers son étude... Lorsque la République, par la voie de la Convention, décide de s'en prendre aux tombeaux des rois à Saint-Denis ou que les sans-culottes de Quimper dévastent la cathédrale Saint-Corentin tout en profanant les tombes qui s'y trouvent et en brandissant les crânes ainsi découverts au bout de piques, c'est toujours la même logique qui est à l’œuvre !

 

Mais aujourd'hui, nos pays, pourtant éloignés des fureurs maliennes, sont-ils à l'abri d'une telle politique dévastatrice ? Au regard des programmes scolaires et des manuels d'histoire, mais aussi d'une idéologie dominante qui impose une sorte de repentance permanente et ne raisonne plus qu'en termes de « droits de l'homme » au risque de ne pas comprendre notre histoire réelle, nos nations, aussi anciennes soient-elles, risquent l'amnésie et sont menacées de voir s'effacer des pans entiers de ce qui forme, en définitive, notre « vivre-ensemble ». Le risque n'est pas moindre que celui des destructions de Tombouctou : il s'agit ici, avec une société de consommation qui réduit tout à la marchandise ou indexe la liberté individuelle à la valeur financière, d'un effacement silencieux de nos « mausolées de la mémoire » au profit d'un individualisme consumériste, d'une immédiateté de la jouissance qui n'est rien d'autre qu'une forme d'addiction à la possession, à « l'avoir » au détriment de « l'être ». Il serait périlleux de négliger cette tendance lourde de nos propres sociétés trop communicantes « ici et maintenant » pour savoir encore transmettre à travers les générations qui se succèdent… La transmission prendra d’autres voies, faut-il espérer !

 

Quant à la situation au Mali, il ne faut pas se leurrer : malgré les rodomontades de l’UNESCO et des autorités légales de ce pays, Tombouctou, « la perle de l'islam », va sans doute perdre la plupart de ses trésors architecturaux et, au-delà des tombeaux et des mosquées, l'inquiétude concerne désormais les bibliothèques et les milliers de manuscrits multiséculaires qui risquent, eux aussi, de faire les frais de la rigueur doctrinale des salafistes... Quelques uns seront sauvés, certes, et, l'histoire ne s'arrêtant jamais, d'autres seront écrits et s'ajouteront à leur tour aux trésors de l'humanité, montrant par là-même la victoire constante de la vie sur les idéologies mortifères... Il y aura aussi, comme dans le roman d'anticipation de Ray Bradbury, « Fahrenheit 451 », des hommes et des femmes qui se transmettront les trésors d'hier par le souvenir et la parole...

 

Mais, pour l'heure, quel désastre et quelle pitié ! Cela doit nous inciter, nous-mêmes, à cultiver notre patrimoine, à l'entretenir, à le vivre sans exclusive, au-delà des illusions et des loisirs de la société de consommation : un arbre ne monte haut sans risquer la chute lors des tempêtes que lorsque ses racines sont profondes...