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18/04/2022

L'indécence sociale contre les travailleurs français.

 

J’appartiens à une famille de pensée « royaliste sociale » dans laquelle la question de l’argent n’est jamais première sans pour autant qu’elle soit négligée ou oubliée : simplement, l’argent est remis à sa place qui est de servir et non d’asservir. L’Eglise catholique enseignait jadis que l’argent peut être « un bon serviteur » mais qu’il est un « mauvais maître », et que toutes les richesses de Crésus, d’Harpagon et d’Onassis ne leur assuraient pas, en tant que telles, leur place au paradis. Ces leçons simples n’ont visiblement plus court dans un monde dominé, au sens fort du terme, par l’Argent avec un « A » majuscule, et c’est même l’hubris qui semble désormais tout écraser, avec le mépris envers les autres qui, le plus souvent, l’accompagne. J’en veux pour preuve deux informations de ces derniers jours, révélatrices, et qui concernent, même si cela semble en partie plus « mondialisé » que strictement national, notre pays, la France, celle que courtisent les deux finalistes de l’élection présidentielle…

 

La première est celle du salaire « astronomique » (selon l’expression consacrée) de Carlos Tavares, et que même le président-candidat a qualifié de « choquant et excessif », quasiment dans les mêmes termes que sa concurrente du 24 avril, sans que l’on sache bien (et cela a-t-il vraiment de l’importance ?) qui a « tiré le premier » sur ce symbole du capitalisme « sans frein » (selon les paroles du chant La Royale, l’hymne de l’Action Française). L’article du Parisien de ce jour (lundi 18 avril) nous donne quelques précisions : « Voici les chiffres, en espèces sonnantes et trébuchantes : Carlos Tavares touchera 19 millions d’euros pour 2021, dont 13 M d’euros de variable, et des dizaines de millions d’euros d’ici cinq ans si certains objectifs (sur le cours de Bourse notamment) sont atteints d’ici là… ». Bien sûr, certains diront que c’est moins que le salaire annuel du joueur de balle-au-pied Lionel Messi (environ 63 millions pour une année au Paris Saint-Germain, dont 41 millions nets de tout impôt) : cela n’en reste pas moins choquant au regard de la situation sociale actuelle, d’une part, et de la simple raison d’autre part (1). L’argument des néolibéraux selon lequel le salaire du patron de Stellantis serait inférieur à ceux des patrons d’Outre-Atlantique montre ainsi que l’impudence n’a pas de frontières mais il serait bon qu’ils se souviennent qu’à défendre l’inacceptable, ils se condamnent à n’être plus entendables par les populations de ce côté-ci de l’Atlantique… La CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) et les autres syndicats représentés dans les usines automobiles du groupe Stellantis (PSA-Citroën, Chrysler, Fiat) résument le scandale en quelques mots : « L’écart ne cesse d’augmenter entre les plus bas salaires et les plus hauts salaires, pointe Franck Don, le délégué syndical central CFTC. Tavares est un très bon capitaine d’industrie mais à un moment donné, il faut rester raisonnable. » Chez FO aussi, c’est « l’écart » avec la base qui est dénoncé. « Le groupe devrait mieux partager le gâteau, dans un contexte d’inflation galopante » (…) ». Ce qui rejoint la réaction de certains actionnaires de l’entreprise : « Pareils montants sont non seulement exagérés, mais par ailleurs totalement inacceptables dans une entreprise en pleine restructuration, tempête Denis Branche, le directeur général de Phitrust, une société de gestion, actionnaire minoritaire de Stellantis. Carlos Tavares fait du bon travail, mais ce n’est pas parce qu’il réussit qu’il doit être payé autant. Il n’a pas non plus inventé la voiture qui vole ! ». » Mais, malgré un vote négatif des actionnaires (52,12 % des votants), vote dont le Conseil d’Administration souligne qu’il n’est « que » consultatif, le salaire de M. Tavares a été validé, au motif que, selon le président de Stellantis John Elkann, l’état-major de l’entreprise avait choisi « d’opter pour la « méritocratie » et « de récompenser les performances » », ce qui laisse songeur, tout de même, sur cette drôle de « méritocratie » ainsi vantée et rémunérée… Qu’il soit normal de récompenser le directeur général pour avoir sauvé un groupe jadis en difficulté me semble évident mais, répétons-le, c’est la démesure de la somme qui laisse songeur au regard de la prime d’intéressement et de participation de 4.000 euros brut minimum concédée aux salariés, et de la hausse de 2,8 % des salaires ouvriers. D’autant plus que, si la tendance favorable à l’entreprise se démentait dans les années suivantes, ce sont les ouvriers qui, les premiers, en paieraient le prix le plus lourd quand la Direction, elle, verserait des « parachutes dorés » à ceux qui auraient mal mené le navire amiral…

 

La seconde information est l’absence d’accord sur les salaires entre la direction d’Amazon France et les syndicats de l’entreprise, et qui montre, là aussi, l’indécence sociale de certains grands groupes commerciaux et l’oubli de leurs devoirs sociaux, au détriment de ceux qui, pourtant, sont indispensables au fonctionnement de l’entreprise, à la base. « Alors qu’Amazon va facturer aux vendeurs une taxe de 5 % pour le carburant et l’inflation, la direction annonce ne vouloir augmenter nos salaires que de 3,5 % et nous dit clairement qu’elle n’ira pas plus haut », s’indignent [les syndicats]. La direction continue de nous mépriser, ne voyant que les intérêts plutôt que de penser à ses salariés qui peinent à vivre dignement. » L’intersyndicale réclamait une hausse des salaires de 5 % tandis que l’inflation, selon l’Insee, a atteint 4,5 % sur un an en rythme annuel. » (2). Bien sûr, l’entreprise argue de quelques mesures portant, à chaque fois et pour chaque salarié, sur quelques centaines d’euros (le doublement de la prime inflation, par exemple, à 200 euros), mais, là encore, c’est la démesure entre les profits du géant de la distribution et les salaires de ses employés qui peut, légitimement, choquer, surtout quand on constate, d’une part les difficiles conditions de travail dans ses entrepôts, d’autre part la position dominante (écrasante ?) de l’entreprise du commerce numérique dans le monde. Doit-on rappeler les chiffres d’Amazon, là aussi astronomiques, pour l’année 2021 : 470 milliards de dollars de chiffres d’affaires dans le monde, soit 22 % de plus que l’année précédente, et, ce qui est plus significatif pour ce qui nous intéresse, 33 milliards de dollars (soit environ 28 milliards d’euros) de profits, soit 57 % de plus qu’en 2020, dont très peu (et, disons-le, trop peu !) reviennent à ceux qui, là encore, sont une pièce maîtresse de ces résultats considérables, c’est-à-dire les simples salariés. Comme si le travail valait bien moins que la spéculation sur celui-ci, ce qui n’a rien de normal, au regard de la simple décence sociale, surtout quand on sait que la valorisation boursière de l’entreprise Amazon est de… 1.480 milliards de dollars (environ 1.370 milliards d’euros) !

 

Il est un point qui me semble révélateur de la faiblesse de la République face à l’Argent, c’est que ces deux informations paraissent alors que nous sommes entre les deux tours d’une élection présidentielle et que l’on pourrait penser qu’elle allait inciter les directions d’entreprise à une plus grande réserve ou prudence, ce qui visiblement n’est pas le cas, comme si elles avaient intégré le fait, avéré désormais, que, quoiqu’il en soit, l’Etat est impuissant à peser sur des décisions prises ailleurs et cela même si elles concernent des travailleurs français ou des sociétés liées à notre pays ou implantées sur son territoire. L’indignation du président-candidat n’a absolument pas impressionné le Conseil d’Administration de Stellantis et Amazon, selon Le Figaro économie, reste maître du jeu : « Si les syndicats ne signent pas, elle [l’entreprise] pourra passer outre ». Cela augure mal de la suite, mais cela démontre aussi qu’il est temps de renforcer l’Etat, non en l’engraissant mais en le musclant. Tout comme il est temps de redonner de la force aux salariés pour qu’ils puissent négocier dans de meilleures et plus saines conditions, non par la grève comme ils sont trop souvent poussés (ou réduits) à le faire, mais par la refondation d’institutions du Travail que l’on pourrait qualifier de « corporatives », institutions dans lesquelles le travail serait privilégié et reconnu à sa juste valeur, non à travers la seule « profitabilité » mais par sa qualité.

 

 

 

 

 

Notes : (1) : Lorsque les Royalistes sociaux du Groupe d’Action Royaliste dénoncèrent à l’été 2021 les 41 millions d’euros de salaire sans impôts de M. Messi en soulignant que cela représentait l’équivalent des salaires cumulés de 1.300 infirmières, de nombreux internautes nous saturèrent de commentaires fort peu sympathiques, voire injurieux, comme si nous avions commis un blasphème : les dieux du stade sont intouchables, semble-t-il… et leur maître suprême l’Argent ne peut être rappelé à la raison ! Quelques mois après, alors que les résultats sportifs du salarié millionnaire n’étaient pas à la hauteur des espérances des soutiens du club, les mêmes interpellateurs et injurieurs s’en prirent à lui avec des termes que les Royalistes sociaux n’avaient même pas formulés à son encontre…

 

(2) : Le Figaro-économie, vendredi 15 avril 2022.

 

 

 

 

15/04/2021

Amazon et le syndicat. Partie 2 : Nécessité et limites des syndicats d'aujourd'hui : le cas français.

 

Les Etats-Unis n’ont pas exactement la même législation sociale que la France même si le taux de syndicalisation dans l’un et l’autre de ces pays est très faible, beaucoup plus que la visibilité syndicale ne peut le laisser supposer. Faut-il s’en réjouir ? Je ne le pense pas : dans une société de plus en plus individualiste et dominée par le règne de l’argent, il importe d’avoir des garde-fous les plus efficaces possibles, non pour gêner l’activité industrielle mais l’immoralité capitalistique et la démesure financière ou actionnariale. En somme, défendre les intérêts des salariés sans pour autant oublier le contexte économique… Dans le cas de l’entrepôt d’Amazon, les conditions économiques étaient favorables à l’implantation d’un syndicat, au regard des énormes profits réalisés par l’entreprise renforcée par plus d’un an de crise sanitaire, de confinements multiples et de basculement numérique et vers les achats électroniques plutôt que « physiques ». En effet, si l’on en croit The Wall Street Journal (traduction française dans L’Opinion du mardi 13 avril 2021), « Amazon (…) vient de connaître, dans le contexte porteur de la pandémie, une année de croissance et de succès spectaculaires. En 2020, son chiffre d’affaires a progressé de 38 % pour atteindre 386 milliards de dollars et ses bénéfices ont presque doublé », ce qui prouve une bonne santé insolente dont il ne serait pas scandaleux que les salariés, petites mains de ce système de distribution géant et mondialisé, touchent aussi les dividendes, au moins par une amélioration de leurs conditions de travail…

 

Mais Jeff Bezos, grand progressiste devant l’éternel, ne veut pas de syndicats qui pourraient le rappeler, de l’intérieur, à ses devoirs sociaux et il a tout fait pour empêcher un vote positif en faveur de la création d’un syndicat, avec un succès notable mais qui, pour autant, pourrait ne pas être définitif : puisque la firme Amazon ne veut pas être « embêtée » par un syndicat, c’est le Congrès qui pourrait décider une forme de démantèlement de la multinationale au nom de la lutte contre les monopoles. Mais cela ne résoudrait pas vraiment (ou pas directement) la question sociale dans l’entreprise, et c’est de cela dont il s’agit. Car les différentes alertes sur les pitoyables conditions de travail (malgré des salaires alléchants, mais la dignité du travail et des travailleurs doit-elle être négligée parce que ceux-ci seraient considérés comme « bien payés » ?) montrent, a contrario, la nécessité d’une protection syndicale pour les salariés, et la possibilité pour eux de pouvoir se regrouper pour pouvoir porter une « parole ouvrière » capable de peser dans les échanges entre salariés, cadres et direction, sans négliger le nécessaire dialogue avec le siège central de la firme, en particulier quand les emplois et les conditions générales de travail et de partage des bénéfices peuvent être en jeu.

 

Ce qui est vrai dans les finalités de l’action syndicale aux Etats-Unis ne l’est pas moins en France. C’est en s’inspirant du modèle anglo-saxon que les révolutionnaires bourgeois de 1791 avaient aboli les corporations et, en plus de cela, interdit toute possibilité d’association et de grève aux ouvriers pour les livrer à la « liberté du travail » chère à Benjamin Franklin et à ses épigones hexagonaux : le résultat social fut catastrophique, au point que les historiens datèrent de ces lois libérales de 1791 la naissance du prolétariat français, rompant avec un modèle social ancien qui, malgré ses archaïsmes et ses blocages, évitait au moins une exploitation trop brutale et sans contrepartie de ceux qui n’avaient que leurs bras à louer. Même le maoïste Alain Badiou avait, il y a quelques années, repéré ce moment ultralibéral de la Révolution française… Dans son ouvrage sur celle-ci, l’historien maurrassien Pierre Gaxotte en venait à dire, logiquement, que « tout le syndicalisme contemporain est une insurrection contre la loi Le Chapelier », celle-là même qui, votée en 1791 après la loi d’Allarde, interdisait légalement toute possibilité de réaction ou de résistance ouvrière et donnait tout droit et tout pouvoir à l’Etat pour écraser, y compris par la plus extrême violence, les « séditions » des classes considérées bientôt par la bourgeoisie du XIXe siècle comme « dangereuses »…

 

Heureusement, nous n’en sommes plus là, et le syndicalisme a une place reconnue aujourd’hui dans le Droit français et dans le paysage social de nos entreprises, et cela même si le taux de syndicalisation en France est inférieur à 8 % des salariés, pourcentage dérisoire et pas forcément rassurant dans le cadre d’une mondialisation de plus en plus brutale et sans frein véritable. Bien sûr, les syndicats n’ont pas bonne réputation aujourd’hui, et cela pour quelques raisons simples : 1. leur incapacité depuis quatre décennies à empêcher la désindustrialisation et les délocalisations, malgré manifestations, grèves et, parfois, émeutes ; 2. leur politisation (mais est-ce vrai pour toutes les centrales syndicales ?), et trop souvent d’un seul côté de l’échiquier politique sans, pour autant, parvenir à s’imposer aux gouvernements de gauche comme l’ont montré les épisodes de 1983 (« le tournant de la rigueur ») mais surtout de 1984 quand François Mitterrand décide de sacrifier les grandes populations ouvrières du Nord et de l’Est sur l’autel de la construction européenne et du « pragmatisme », et, au-delà, les autres quinquennats de renoncement industriel (Jospin, 1997-2002 ; Hollande, 2012-2017) qui ont véritablement « désarmé » l’économie française ; 3. leur « fonctionnarisation » au double sens du terme, en privilégiant le public des fonctionnaires (pourtant mieux protégés que les ouvriers du secteur industriel, ils constituent désormais les gros bataillons syndicaux, en particulier dans la Fonction publique et dans les Transports), et en adoptant un mode de fonctionnement de moins en moins relié au « pays réel » des secteurs qu’ils sont censés représenter ou défendre : le cas de l’Education nationale est, à cet égard, particulièrement significatif, voire caricatural, d’une « caste syndicale » (FSU, SNES) monopolisant la parole des enseignants sans, pour autant, les représenter dans leur diversité et leurs doléances… Bien sûr, il y a de notables exceptions, de la CFTC au SNALC par exemple, qui rompent avec le « Yalta idéologique » évoqué (sans doute à raison plus qu’à tort) depuis les années 1950, mais sans pouvoir peser suffisamment pour apparaître comme efficaces ou redoutables aux yeux des pouvoirs publics comme des salariés eux-mêmes… ; 4. leurs méthodes d’action, de moins en moins efficaces tout en étant gênantes, non pour le Pouvoir, mais pour les usagers eux-mêmes comme dans le cas des grèves de train ou de métro, ou celles dans l’enseignement, ce qui accroît l’agacement à leur encontre et dessert les causes que ces syndicats étaient censés défendre… ; 5. leur opposition aux « insurrections » venues des catégories du travail indépendant (artisans, petits commerçants, métiers « libres » ou enracinés, etc.), de la révolte poujadiste des années 1950 aux Gilets jaunes de 2018, en passant par des soulèvements plus « corporatistes » ou celui des Bonnets rouges en 2013…

 

Se contenter de ce constat qui paraît d’échec ne peut satisfaire ceux qui souhaitent que l’économique ne soit pas distancié du social. Car les syndicats sont nécessaires et leur situation d’aujourd’hui ne doit pas occulter leurs qualités et leurs fonctions premières qui sont de préserver les intérêts des salariés, qualités et fonctions parfois bien oubliées par ceux-là mêmes qui devraient les cultiver, encore et toujours. L’utilité qu’ils ont pu avoir en d’autres temps et qu’ils ont encore en de multiples occasions avec quelques succès trop souvent peu valorisés par des médias qui se repaissent plus du malheur que des bonheurs possibles, doit être rappelée, mais elle doit aussi être actualisée et repensée : car, répétons-le, le syndicalisme est un garde-fou nécessaire dans un monde contemporain qui ne prône l’individualisme (donc « l’anti-association ») que pour imposer sans conteste les grandes féodalités mondialisées de la Finance et de l’Economique qui n’aiment guère que l’on résiste à leur ordre terrible qui, aux yeux des royalistes sociaux, n’est rien d’autre qu’un « désordre établi » et cruellement injuste.

 

Mais alors, quel syndicalisme ou quelle stratégie syndicale face aux enjeux et aux défis contemporains ?

 

(à suivre.)

 

12/04/2021

Amazon et le syndicat. Partie 1 : Quand la multinationale s'appuie sur les classes sacrificielles.

 

Après une campagne acharnée de la part du syndicat Retail des salariés de la Distribution d’un côté et de la direction de la multinationale Amazon de l’autre, les 5.800 salariés de l’entrepôt géant de l’un des A de GAFAM ont majoritairement voté contre la création d’un syndicat à Bessemer, dans l’Alabama. Selon Le Figaro, dans un article publié samedi dernier, « Près de 1798 employés se sont exprimés contre (…). Et seulement 738 en sa faveur », avec un taux de participation d’environ 55 %, soit 3200 suffrages exprimés. C’est, en fait, une grande victoire pour les GAFAM et pas seulement pour la firme de Jeff Bezos qui avait, en personne, livré le combat pour empêcher cette création avec des moyens qui peuvent paraître bien disproportionnés pour un enjeu qui aurait pu n’être que local :  mais la crainte bien réelle du patron multimilliardaire et véritable caricature de Picsou était que, si la création d’un syndicat avait été validée par le vote, ce mouvement de syndicalisation aurait pu s’étendre aux autres sites du groupe de distribution. De plus, dans cette affaire, et comme le souligne aussi l’article déjà cité : « La gêne était également manifeste chez les autres Gafa, qui se présentent comme étant les champions du « cool » mais ne veulent pas voir émerger de syndicats. Chez Google, le sujet est délicat depuis qu’en janvier un embryon de syndicat a vu le jour ». Aux États-Unis, l’affaire était devenue politique quand le sénateur socialiste Bernie Sanders avait pris fait et cause pour les partisans du syndicat, et que le président lui-même, Joe Biden, avait expliqué, par un message publié sur Twitter le 28 février dernier, que « ce n’est pas à un employeur de décider (si un de ses employés a le droit ou non d’adhérer à un syndicat) » et que « tout travailleur devrait avoir le choix, clair et équitable, de rejoindre un syndicat. Point à la ligne ».

 

Là, le débat a été, provisoirement, tranché et le vote massif contre la création d’un syndicat montre les limites d’une « démocratie ouvrière » qui, en définitive, piège les partisans des droits sociaux, suspendus à un accord qui ne vient pas toujours des premiers intéressés. Si l’on est démocrate, l’on ne peut que s’incliner devant le résultat du vote ; si l’on est plus nuancé sur la démocratie comme mode de fonctionnement systémique, on peut se poser quelques questions sur son contexte et ses motivations, et poser différemment la question sociale et l’institution syndicale. Je me place dans la deuxième catégorie sans, pour autant, méconnaître l’intérêt de formes de démocratie locale et socio-professionnelle, voire politique sur certains degrés de l’échelle décisionnaire de la Res Publica

 

Dans le cas de ce vote qui, rappelons-le, ne concerne pas directement la France (les entrepôts hexagonaux pouvant accueillir des syndicats en leur sein depuis quelques années, même si ce droit n’est pas exercé partout), il y a quelques remarques à faire et des leçons à tirer. D’abord, la question sociale n’est pas éteinte dans le monde, et la mondialisation, si elle a bien essayé de la contourner ou de la dissuader, l’a plutôt réactivé, au dépens des classes ouvrières et paysannes, ce que l’on nomme désormais les classes productives : c’est souvent le « moins-disant » social qui l’emporte sur les considérations charitables ou véritablement sociales quand, dans le même temps, les grandes multinationales et la « fortune anonyme et vagabonde » apparaissent, non comme les seules, mais comme les principales gagnantes de la situation, une victoire encore confortée par la crise sanitaire et le « grand basculement numérique ». « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est train de la gagner. », affirmait au début des années 2010 avec quelques raisons Warren Buffett, un temps l’homme le plus riche du monde, depuis lors largement dépassé par les entrepreneurs de l’économie numérique. Et les GAFAM poursuivent cette guerre destructrice des équilibres sociaux et de la simple justice sociale sans laquelle il n’y a pas de société juste et solide qui vaille : l’affaire de Bessemer, la ville de l’Alabama qui a été le lieu du débat « pro » ou « anti-syndicat », semble nous le rappeler de façon bien cruelle…

 

Mais, pourquoi les employés d’Amazon n’ont-ils pas voulu d’un syndicat pour les protéger des abus d’exploitation de la firme multimilliardaire, abus pourtant bien connus et désormais reconnus, entre pression permanente sur les salariés et conditions dégradantes de travail (au dépens parfois de l’hygiène intime des employés et de leur santé, en définitive) ? Il y a sans doute la peur de voir l’entrepôt « délocalisé » et leurs emplois supprimés sans sursis, menace à peine voilée émise par la direction de la multinationale. Mais il y a un autre élément, plus compliqué à cerner et à définir, qui peut être avancé et qui explique aussi le nombre fort réduit de révoltes (voire de grèves) dans des usines de pays du Sud (ce que ne sont pas exactement les États-Unis) et dans celles des pays du Nord, « anciennement industrialisés » et les plus précocement acquis à la société de consommation : c’est le sentiment des classes laborieuses contemporaines de « se sacrifier pour améliorer le lendemain ». Ce sentiment a été très fort dans les pays occidentaux au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle : il n’est pas impossible de parler de « classes sacrificielles » à propos des populations ouvrières qui, malgré la dureté des conditions de travail comme de vie, ne se révoltaient pas, acceptant leur sort comme le moyen pour leurs descendants de « vivre mieux ». Elles avaient intériorisé que leur sort pourtant misérable était un « marchepied » pour les générations suivantes, et cela a été encore plus « désiré » avec la naissance et l’imposition d’une société de consommation à laquelle tous semblaient aspirer plutôt qu’à faire une hypothétique révolution qui, en fait, ruinerait leurs prétentions et rendrait leur sacrifice vain, autant pour eux que pour ceux à venir. Après les classes laborieuses du Nord, ce fut au tour de celles du Sud d’adopter le même comportement, d’autant plus que les deux siècles passés semblaient avoir donné raison à cette stratégie sociale d’intégration à la société de consommation, « paradis terrestre de la marchandise et du désir individuel assouvi ».

 

En fait, dans le cas des salariés états-uniens de la firme Amazon, le sentiment est peut-être renforcé par le fait que les populations qui travaillent dans ses entrepôts sont issus des « minorités » (le terme étant de plus en plus ambigu au fil du temps, et mieux vaudrait parler de communautés sans leur adjoindre le qualificatif de minoritaires qui, en soi, sépare plus qu’il n’agrège à la nation civique), celles-ci étant toujours en périphérie de la société de consommation tout en ayant intégré toutes ses tentations, son idéologie franklino-fordiste comme sa doctrine de « l’avoir individualiste », marquée par la toute-puissance de l’Argent comme vecteur et finalité. Ainsi, quand les classes moyennes appréhendent le déclin, les classes sacrificielles (peu formées et donc très malléables et corvéables) espèrent au contraire atteindre ce que les précédentes ont peur de perdre… La révolte ne vient pas de ceux qui « espèrent avoir » mais de ceux qui craignent de « perdre l’avoir » ! Cela explique en partie la réticence des salariés de l’entrepôt Amazon de l’Alabama à accepter un syndicat qui pourrait, par sa seule présence (celle-là même qui fournit un alibi à la direction pour délocaliser…), mettre en péril leur ascension sociale espérée.

 

Et pourtant, la syndicalisation peut aussi avoir des conséquences plus heureuses que les catastrophes économiques et sociales évoquées par la direction d’Amazon…

 

 

(à suivre.)