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25/08/2022

Les piscines et la justice sociale.

 

Dans le débat sur les efforts à faire pour affronter la double crise environnementale et sociale actuelle et pour entrer véritablement dans cette transition écologique qui, en fait, n’a que trop tardé, la question des piscines privées n’est pas qu’anecdotique, elle est d’abord symbolique, et l’on sait la force des symboles dans le combat politique et dans l’acceptation par les populations de la société elle-même et de son ordre, de ses exigences : que la justice sociale puisse sembler oubliée, et c’est le mécontentement et, même, la colère des classes sociales populaires, voire des classes moyennes déjà très fragilisées par leur déclassement contemporain qui n’est pas que matériel, mais existentiel (ce que ressentent les enseignants dont de récentes études évoquent une perte de 20 % de pouvoir d’achat en moins d’un quart de siècle, hors l’inflation des mois derniers, mais surtout une perte de la reconnaissance sociale et de l’autorité afférente). Ce n’est pas le fait que des populations plus aisées que le commun des Français se fassent construire des piscines qu’elles réservent à leur parentèle et à leurs amis qui est le plus choquant, même si cela peut agacer, en particulier quand elles sont creusées à quelques dizaines de mètres de la plage ou de la mer, dans une volonté de « séparatisme des riches » qui est de plus en plus la marque d’un refus du vivre-ensemble social et de l’unité de la société française. Ce qui est le plus choquant, socialement parlant, c’est que, dans le même temps, les piscines publiques destinées aux catégories populaires soient fermées en été, ce qui prive nombre d’enfants et de parents qui ne partent pas en vacances d’une possibilité de se détendre tout en apprenant, pour certains, à nager : en somme, c’est la double peine pour ses familles souvent peu favorisées !

 

Le quotidien La Croix est l’un des rares journaux à évoquer ce souci, dans son édition du mardi 23 août 2022, sous le titre éminemment explicite : « Les piscines fermées pénalisent les classes populaires. » Dans cet article, il est rappelé l’argument classique (et parfois tout à fait avéré) de la question financière pour la fermeture : comme l’affirme la commune d’Issy-les-Moulineaux dans sa communication, « une fermeture longue permet de réduire durablement les consommations d’électricité, mais également d’eau et de chauffage », une économie estimée à 70.000 euros pour une fermeture du 24 juillet au 4 septembre. Quelles sont les principales victimes de ces décisions municipales qui sont aussi prises à Toulouse, ou à Lyon, deux métropoles qui, pourtant, ne manquent pas d’argent, y compris quand il s’agit de financer certaines initiatives culturelles parfois bien peu « populaires » ? Ce ne sont pas les propriétaires d’une piscine privée, évidemment, ni les classes moyennes qui, généralement, pratiquent le « nomadisme estival » durant les vacances scolaires ; mais ce sont bien les classes les plus populaires, celles qui ne partent pas toujours en vacances : « Chaque année, environ quatre Français sur dix sont privés de vacances, selon une enquête annuelle du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). » Il est probable que cette proportion soit, cette année, un peu plus élevée à cause de l’inflation, en particulier du prix des locations et de la place de camping. Alors, pour ces populations-là, la piscine publique est le moyen d’offrir aux enfants un peu de loisirs à moindre frais et, en période de fortes chaleurs, de moins souffrir des effets d’icelles alors que les « non-vacanciers » sont aussi les moins bien logés et ceux qui souffrent le plus des hautes températures avant, dans quelques mois, d’éprouver les rigueurs de l’hiver…

 

Un autre aspect de la question des piscines publiques est évoqué par La Croix, aspect souvent oublié lui aussi : « Dans un rapport de 2018, la Cour des comptes estimait que le taux d’équipement aquatique dans les communes disposant d’un quartier prioritaire était inférieur de plus de 40 % à la moyenne nationale. » Ce chiffre est tristement révélateur d’une situation que l’on peut qualifier de socialement injuste, et il ne semble pas que cela soit le résultat d’un malencontreux hasard : « Pour Bertrand Réau, sociologue et titulaire de la chaire « Tourisme, voyages, loisirs » au Conservatoire national des arts et métiers, ces différentes situations reflètent « une absence de politique globale concernant le temps libre ». Pendant les Trente Glorieuses, le nombre de départs en vacances a augmenté toutes catégories sociales confondues, et l’Etat a mené une politique soutenue du secteur, avec la construction de « centres de vacances et de loisirs » ou d’équipements pour la jeunesse, comme des piscines. Mais au début des années 1980, alors qu’environ 40 % de la population ne part pas en vacances, le gouvernement s’est progressivement désengagé, en menant une politique plus individualisée. » Ce désengagement coïncide ainsi avec l’arrivée des socialistes au pouvoir, semble-t-il, mais s’est poursuivi et intensifié avec les gouvernements suivants, de Chirac premier ministre à Macron président, et cela confirme l’amenuisement des distinctions entre les modèles économiques et sociaux prônés par les différentes tendances partisanes qui se disputent la République, sans doute sous la pression d’une mondialisation alors en plein essor et d’un esprit propre à une société de consommation arrivée à maturité et désormais « obligatoire » (le « règne de l’abondance »…). C’est aussi le début du processus de ce que l’on a nommé, peut-être par facilité plus que par discernement, la « libéralisation » qui, en fait, est surtout la fragilisation d’un modèle social français qui devait beaucoup aux années 1930-1950 et qui avait été, en grande partie, confirmé par le règne gaullien. Le recul des services publics dans le monde rural et des petites villes quand la République, sous tous ses gouvernements, choisissait la voie de la métropolisation (dont le TGV sera un marqueur comme un vecteur), n’est pas un hasard ni une fatalité mais traduit une volonté de « profitabilité » qui devient bientôt l’un des aspects majeurs de l’idéologie dominante en Europe, voire dans le monde entier, à des degrés différents néanmoins.

 

Après tout, si ce désir de profitabilité avait, justement, profité à tous, par exemple par une meilleure répartition des fruits du travail réellement effectué (et non par la spéculation financière dont quelques uns avaient les clés, us et coutumes autant que stratégie et esprit), la justice sociale aurait pu s’affirmer un peu plus. Mais, ce ne fut pas le cas, et l’individualisme de masse, conjugué au désir de bonheur matériel (toujours la fameuse abondance dont la fin est annoncée ce mercredi 24 août par le président Macron sans avoir jamais été définie autrement que par des critères purement économiques), n’a mené qu’à une extension démesurée des inégalités qui, quand elles deviennent déraisonnables et inappropriées, sont des injustices qu’il convient, pour tout citoyen et Etat digne de ce nom, de combattre et, si possible, d’éradiquer.

 

Soyons précis : ce n’est pas en interdisant les piscines privées (une mesure qui ne me semble pas vraiment appropriée et qui rentre plutôt dans le cadre de « l’écologie punitive », véritable discrédit de l’écologie elle-même) que l’on mettra fin aux injustices et à l’indécence sociales. Mais c’est en soutenant et finançant (1) les piscines publiques (et prioritairement celles qui sont installées dans les quartiers populaires), et en mettant en place une nouvelle stratégie de la gestion de l’eau et de son utilisation publique par exemple, que le plus grand nombre pourra profiter des équipements aquatiques urbains et ruraux, ceux-ci pouvant aussi devenir des vecteurs de la lutte contre les effets des fortes chaleurs sur les populations des quartiers populaires et, peut-être, sur la « désaffiliation familiale » qui peut être combattue en offrant aux parents des possibilités d’activités ludiques et sportives à leurs enfants parfois désœuvrés, faute de ces équipements… En tout cas, il ne serait pas inutile d’y réfléchir, autant au niveau des communes que des régions et de l’Etat.

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes : (1) : Pourquoi pas trouver des financements nouveaux en taxant de façon significative les piscines particulières situées à quelques centaines de mètres de la mer plutôt que celles qui sont à des centaines de kilomètres du littoral ? C’est une proposition parmi d’autres possibles.

 

 

 

20/02/2019

Les classes moyennes en France. Partie 1 : la fin des illusions ?

Dans la profusion d’articles sur la révolte des Gilets jaunes, il en est quelques uns qui s’attachent à évoquer et à comprendre les causes profondes, et pas seulement conjoncturelles, de la crise en cours : tel est le cas de l’entretien (publié sur le site du Figaro Vox le 15 février) avec le sociologue Louis Chauvel sur les classes moyennes qui précise utilement la situation de ce « groupe social hétérogène, trop riche pour réellement bénéficier de la redistribution mais trop fragile pour espérer une ascension sociale », ce que l’ancien président Nicolas Sarkozy avait formulé en une phrase simple : « ceux qui, trop riches pour être pauvres, sont trop pauvres pour être riches ».

 

« Ces personnes soupçonnent qu’ils paieront des impôts que les élites économiques évitent, et que leurs efforts seront sans récompense, parce qu’ils sont au-dessus des seuils de solidarité » : c’est cette impression qui nourrit une grande part de l’inquiétude mêlée de ressentiment des classes moyennes, et qui a formé comme une immense poche de gaz sociale dont la brutale explosion en novembre dernier a fait trembler, un court moment, les murs de la République élyséenne. Et c’est la réalité du déclassement qui constitue le carburant d’une révolte qui n’a pas complètement cessé, faute de réponse sérieuse aux angoisses des classes moyennes fragilisées par les grands mouvements de la mondialisation et de la métropolisation : « La grande transformation [depuis la fin des Trente Glorieuses] a été le déclassement du salarié qualifié moyen. Sans accès au patrimoine (…) le seul travail salarié ne permet plus aux ouvriers comme aux ingénieurs d’accéder à un confort supérieur. (…) C’est au centre de la pyramide que la tension entre les espoirs déçus et les réalités est la plus forte. Une année de travail salarié moyen permettait d’acheter neuf mètres carrés de logement parisien dans les années 80, et plus que trois aujourd’hui. ». En somme, le travail salarié a été victime d’une mondialisation dans laquelle l’actionnaire a pris le pas sur ceux qui vivent de leur force ou de leur intelligence de travail, et, pour la France, il ne paraît pas impossible de dater l’accélération de ce processus des années Mitterrand, quand s’étiolent les idéologies du partage et de la redistribution (ou, plus simplement, de la justice sociale, formule chère au cœur des royalistes), idéologies ou doctrines subsistantes mais dépassées par le désir des élites de moins en moins nationales de rejoindre le modèle de « réussite » anglosaxon, une réussite indexée avant tout sur l’argent-capital : c’est le temps des « gagneurs » qui remplacent les « meilleurs » ! Désormais, être un « gagneur » s’apparente à gagner le plus d’argent possible, « la » valeur finale, quand les « meilleurs », parfois symboles d’un monde ancien ou d’une culture traditionnelle, semblent ne pas prêter la même attention à cette « valeur-là », à leurs yeux trop corruptrice : l’abbé Pierre ou sœur Emmanuelle sont « nos meilleurs » dans ces années 1980-2000 quand Bernard Tapie ou Robert Maxwell, de l’autre côté de la Manche, se veulent les « gagneurs » qui, d’une certaine manière, termineront mal, le premier déconsidéré, le second opportunément noyé… Mais, déchus, les gagneurs n’entraînent pas le système dans leur chute, bien au contraire, et celui-ci survit et se nourrit de cette séduction faustienne permanente pour ce que Maurras nommait « le vil métal ».

 

Mais désormais, le travail ne paie plus directement ou « aussi bien qu’avant » celui qui l’effectue, mais bien plutôt celui qui exploite le travail d’autrui et en tire profit : les classes moyennes, attachées à un modèle de société de consommation auxquelles elles ont été habituées depuis les années Cinquante et qui les rend dépendantes d’icelle, consentent aux efforts durant un temps relativement long avant que de risquer la contestation lorsque leur ressentiment (ou leur déception), trop longtemps ignoré des gouvernements successifs, se cristallise brusquement (brutalement, même) sur ce qui semble un « détail » mais devient symbole aux yeux des « hommes communs », que cela soit le prix du carburant, la hausse annoncée d’une taxe ou la limitation à 80 kilomètres par heure. Le fait que ces décisions « d’abord technocratiques » soient prises par un « Pays légal » qui paraît trop parisien pour pouvoir respecter les provinces et se faire comprendre du « Pays réel » (dans sa pluralité), aggrave le sentiment d’injustice, qu’elle soit territoriale ou sociale (ou les deux à la fois).

 

Ainsi, « Les « gilets jaunes » ne sont pas des nostalgiques du monde d’hier qui auraient tout à perdre, mais au contraire un conglomérat d’individus conscients d’être la double victime désignée de notre temps : beaucoup leur est demandé pour soutenir le système, sans que grand-chose ne leur soit restitué. Par exemple, ils s’attendent à ce que, après avoir tenu le système de retraite à bout de bras, lorsqu’à leur tour ils devront y puiser, la caisse ne soit vide. » Ce ne sont pas des bénéficiaires des aides sociales ou des « prolétaires » mais des salariés qui constatent que les promesses de la société de consommation et d’abondance, promesses apparemment tenues durant ce que l’on nomme un peu facilement et sans doute injustement les « Trente Glorieuses », ne sont plus que des rêves évanouis. Reste alors la frustration, ce moment compliqué d’un réveil de lendemain de fête, bouche pâteuse et angoisse affleurante…

 

Le prochain débat sur la réforme des retraites pourrait bien, ainsi, rouvrir le champ des inquiétudes et des désappointements, et nourrir, peut-être, de nouvelles colères au-delà même de celle qui s’est couverte de jaune fluo sur les ronds-points : c’est ce que paraît évoquer Louis Chauvel en parlant, à propos de la révolte des Gilets jaunes, de « véritable séisme social que l’on sentait venir ». Et il ajoute dans le même mouvement une sorte d’avertissement : « Mais ce n’est pas encore le « Big One » (1) auquel il convient de se préparer. » N’est-il pas temps, alors, de réfléchir aux moyens concrets de répondre à cette « insurrection » qui s’annonce, et qui pourrait bien ouvrir la voie à une alternative, idéologique, politique et sociale, aux idéologies dominantes contemporaines ? Comme si les Gilets jaunes avaient ouvert, peut-être sans le savoir et de manière impensée, un nouveau cycle historique qui pourrait bien prendre le contrepied des principes de 1789-1793… Une révolution rédemptrice, qui mènerait à une Contre-Révolution française ?

 

 

 

Notes : (1) : Le « Big One » désigne le grand tremblement de terre dévastateur qui devrait, selon les scientifiques, frapper la côte Ouest des Etats-Unis d’ici quelques décennies (ou années), et, par extension, il prend ici le sens d’un événement fortement déstabilisateur du monde d’aujourd’hui, voire d’un cataclysme social et politique…