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16/05/2022

Une jeunesse révoltée. Partie 1 : Le refus d'un système cynique et injuste.

 

Il y a quelques jours, lors de la cérémonie de remise des diplômes, une poignée d’étudiants d’AgroTech Paris a bousculé, un peu, la traditionnelle litanie conformiste (mais tout à fait honorable) des remerciements et louanges propre à ce type d’événements : leurs discours s’en sont pris au modèle de société dominant avec des mots qui ont pu agacer parfois mais qui, en grande partie, n’en disent pas moins vrai sur ce que sont les fondements et les effets de celui-ci. Bien sûr, l’on pourra hausser les épaules en expliquant que ces jeunes reproduisent des gestes et un propos qui avaient déjà cours (le côté « inclusif » en moins) dans la suite de Mai 68, et que, une fois le coup d’éclat passé et la jeunesse rangée, ces étudiants reprendront la voie toute tracée qui devrait les mener à la reconnaissance sociale et aux revenus afférents… Dieu merci, pourtant, tout le monde ne s’appelle pas Cohn-Bendit et n’est pas condamné à finir en électeur « libéral-démocrate » ! Et j’avoue que le sort futur de ces révoltés du moment n’est pas mon principal objet de réflexion ou de ressentiment : m’importe beaucoup plus ce qu’ils ont dit, et ce qui mérite d’être discuté et, parfois, approfondi ou contesté.

 

« Nous ne voyons pas les ravages écologiques et sociaux comme des « enjeux » ou des « défis » auxquels nous devrions trouver des « solutions » en tant qu’ingénieurs. Nous ne croyons pas que nous avons besoin de « toutes les agricultures ». Nous voyons plutôt que l’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur terre. » Ces quelques mots prononcés d’une voix ferme et décidée sont-ils faux ? Je ne le pense pas, par expérience et par conviction, l’une pouvant largement entraîner l’autre. Reprenons et commentons, phrase après phrase :

 

1/ Notre société de consommation est aussi une société de gaspillage, autant par ses effets que par ses principes eux-mêmes : à cela plusieurs raisons, qu’il convient au moins de citer. La logique de ce système est de « consommer pour produire », à rebours de ce qu’était la logique ancienne où l’on produisait pour consommer (se nourrir, se vêtir, se loger) et que le temps « hors-travail » n’était pas seulement un temps des « loisirs marchandisés » mais celui de l’esprit, de la transmission, de la famille, de la fête, etc., temps dans lequel l’argent n’avait alors qu’une place minime (en tout cas, beaucoup moins importante que celle d’aujourd’hui). A partir du moment où la consommation d’autrui devient déterminante pour les producteurs au point d’assurer leur survie et leurs profits, ces derniers vont tout faire pour susciter le désir de consommation et d’achat de leurs produits, même si leur utilité publique ou leur qualité n’est pas totalement avérée. Dans cette démarche, c’est généralement la quantité qui prime, et non la qualité réduite à un critère souvent moins important que le prix affiché. En somme, « la fin justifie les moyens », ce qu’interdisaient jadis les corporations pour lesquelles la qualité du travail allait de pair avec la protection des travailleurs, ces deux éléments étant désormais souvent négligés (au moins durant le temps de l’industrialisation et de l’établissement de la société de consommation, voire au-delà comme dans nos pays dits développés aujourd’hui). L’obsolescence programmée, la multiplication de « l’inutile » et celle des déchets que nos pays, généreusement (sic !), envoient dans les nations du Sud tout en se vantant du tri sélectif et d’une moindre pollution ici (quelle hypocrisie !) remplacent trop souvent le réparable, le recyclable et le partage (y compris intergénérationnel par le biais de l’héritage) qui pourraient, si on appliquait vraiment ces trois éléments à notre propre mode de consommation, permettre de limiter les effets de celle-ci comme de la production sur l’environnement, les ressources et la qualité de vie. Est-ce seulement ou simplement « anticapitaliste » de valoriser ces propositions ? Ce qui est certain, c’est que les simples mesures d’adaptation (baptisées « développement durable ») de la société de consommation aux nouvelles conditions environnementales et climatiques créées par les changements liés au développement et à l’affirmation pleine et entière de l’Anthropocène, ne sont pas suffisantes pour assurer la pérennité sur le long terme de la vie humaine et de ses équilibres nécessaires, et qu’elles ne répondent pas vraiment aux exigences de l’aujourd’hui comme du lendemain, de plus en plus lourdes : le poids de ce que les économistes baptisent « la dette environnementale » croît tout aussi vite que celui de notre dette publique, cette dernière passée de 100 à 113 % du PIB en moins de deux ans… L’absence actuelle de mode de calcul probant de cette dette environnementale n’en rend pas moins inquiétante son aggravation qui, si elle ne se mesure pas encore en chiffres reconnus ou crédités par les instances économiques mondiales, n’en est pas moins bien réelle et de plus en plus ressentie (à défaut d’être comprise) par les populations elles-mêmes. Il faut bien avouer que les sécheresses à répétition, les incendies de forêts et de landes en France et les « mégafeux » d’Amérique du Nord, les dômes de chaleur au Canada l’été dernier et ceux d’Inde et du Pakistan ces dernières semaines, les pénuries de matières premières (minières comme agricoles) et l’épuisement des ressources (même celles considérées jusqu’alors comme « renouvelables » : ainsi les ressources halieutiques, la disparition des bancs de morue au début des années 1990 et celle du krill, pourtant à la base des pyramides de la faune océanique, et qui se traduit, pour cette dernière, par l’échouage de cétacés morts de faim sur nos côtes…) forment le fond et la forme d’une inquiétude que certains transforment, en leur jargon médical, en « éco-anxiété ».

 

Au-delà des solutions d’urgence environnementales, c’est bien tout un système de pensée et de pratique économique (que les royalistes désignent parfois sous le terme de « consommatorisme ») qu’il faut remettre en cause pour mieux remettre en ordre nos sociétés aujourd’hui angoissées face à la perspective de réfrigérateurs moins remplis qu’avant, conséquence de catastrophes climatiques annoncées et de productions agricoles moins florissantes qu’hier, selon la doxa officielle. Mais, pourtant, la FAO ne disait-elle pas, il y a quelques années, que l’agriculture mondiale produisait de quoi nourrir 12 milliards de personnes quand, dans le même temps, la planète ne compte « que » 7,8 milliards de terriens aujourd’hui, et que, dans la décennie passée, le nombre de sous-alimentés oscillait entre 800 millions et plus d’un milliard ? Cela démontre bien que la question alimentaire mondiale, en particulier dans son aspect le plus sombre (le nombre de décès directement liés à la faim dépasserait les 8 millions par an, avec de fortes craintes d’une aggravation en 2022), n’est pas seulement une question de quantité produite mais de sa répartition et de son usage après production, selon la logique capitaliste du libre marché  : c’est là, le vrai scandale, et qui se marque par la destruction de stocks importants de nourriture ! « Mais c’est pour éviter l’effondrement des prix, voyons ! », nous explique-t-on doctement, alors même que, déjà, nos propres producteurs n’arrivent pas à vendre le fruit de leur travail à un prix leur permettant de vivre quand, dans le même temps, la Grande distribution rivalise de prix bas, « cassés », « compétitifs », semblant privilégier le seul pouvoir d’achat des consommateurs au détriment du prix de vente des agriculteurs nationaux (souvent en achetant les mêmes produits dans des pays lointains dans lesquels le coût du travail est aussi bas que les normes environnementales peu respectées : sinistre « miracle » de la mondialisation…), mais que cette même Distribution engrange des bénéfices qui ne sont pas mineurs… : cherchez alors l’erreur, et vous trouverez la logique terrible d’un système cynique qui est celui, justement, que les jeunes contestataires d’AgroTech Paris dénoncent !

 

Il est donc aisé de comprendre pourquoi ce ne sont plus des « défis » seulement économiques qu’il faut relever si l’on veut remettre un peu d’ordre et de justice sociale en ce bas monde, et permettre une meilleure préservation, ne serait-ce que pour les générations futures, des paysages et de leurs richesses, sur et sous la terre, dans la mer et dans les airs. « On a raison de se révolter », proclamait le titre du livre de discussions publié en 1974 pour financer le lancement du quotidien maoïste (!) Libération, et Maurice Clavel, ce catholique exigeant, « gaullo-gauchiste » et proche des royalistes de la Nouvelle Action Française, en appelait à « un soulèvement de la vie » : alors, pourquoi ne pas entendre ces jeunes contestataires de 2022, non pour les encenser, mais pour mener la réflexion avec eux, sans tabou ni concessions ?

 

 

 

 

 

Post-scriptum : Pour éviter tout malentendu, je tiens à rappeler que je ne suis pas « gauchiste » et que, comme tout royaliste soucieux de l’avenir du pays qui ne se limite pas à la prochaine échéance électorale, je considère qu’il importe d’être attentif aux inquiétudes et aux espérances, fussent-elles « trompeuses », de ces jeunes « Français actifs » qui cherchent à changer les choses dans un sens meilleur que celui que notre République et la mondialisation libérale-capitaliste nous réservent et font subir à notre nation et, au-delà, à la civilisation française « historique »…

 

 

 

 

 

(à suivre : 2/ ; 3/ Peut-on accepter toutes les agricultures ? Quel modèle d’agriculture pour demain ?)

 

 

 

 

 

 

14/07/2020

Le 14 juillet... Mais de quoi parle-t-on ?

 

Cette année, la célébration du 14 juillet est… minimale, covid-19 oblige. Mais n’est-ce pas l’occasion, justement, de renouer avec l’étude de l’histoire, pas forcément celle des manuels de l’éducation nationale (parfois bien mal nommée…), mais celle qui cherche à connaître, à vérifier, à comprendre et, parfois, à éviter les pièges tendus par l’actualité et les rumeurs qui, elles non plus, ne s’arrêtent jamais, au grand dam de l’intelligence et de la mesure. Les royalistes, comme le rappelait le philosophe Pierre Boutang, « n’ont plus de querelle avec le 14 juillet » devenu une célébration de l’armée et de la nation française plus encore que de la République, mais ils sont attachés à ne pas laisser dire n’importe quoi et soucieux de rétablir quelques vérités, non par esprit de revanche, mais par souci d’exactitude et pour démonter quelques mythes sur lesquels s’appuie le Pays légal pour justifier sa domination sur le pays tout entier…

 

 

 

Le 14 juillet est devenu fête nationale au début de la IIIe République, après un débat fort animé le 8 juin 1880. Il est savoureux de lire, avec le recul, le propos du rapporteur de la proposition de loi, le dénommé Antoine Achard (député radical de la Gironde), et d’en montrer, au vu des connaissances historiques qui ne sont pas toujours en concordance avec l’idéologie, les limites et les contradictions : « Les grands, les glorieux anniversaires ne manquent pas dans notre histoire. Celui qui vous est désigné est mémorable à double titre ; il rappelle en effet la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 et la grande Fête de la Fédération célébrée le 14 juillet 1790. La prise de la Bastille qui fut le glorieux prélude, le premier acte de la Révolution a mis fin au monde ancien et, en ouvrant les portes de la rénovation sociale, a inauguré le monde nouveau, celui dont nous voyons l’aurore, celui qui s’édifie, lentement mais sûrement, le monde de la justice et de l’humanité, de l’égalité des droits et des devoirs.

 

La Fête de la Fédération a fait le monde moderne. En mettant en contact sympathique des populations jusqu’alors étrangères les unes aux autres, de races, d’origines différentes, distinctes par les mœurs, par le langage, par les lois ; en les groupant dans une grande manifestation pacifique, en leur apprenant en un mot à se connaître et à s’aimer, la Fête de la Fédération a fondé, sur des bases indestructibles, l’unité de la patrie ». D’ailleurs, c’est ce dernier événement que la fête nationale est censée rappeler, en priorité, plus encore que le premier, fort controversé…

 

Quelques décennies après, l’historien monarchiste Pierre Gaxotte (1895-1982) répliquait, à sa façon, à ce discours par un texte ironique, publié dans l’été 1939, quelques jours avant le début de la Seconde guerre mondiale : « Le 14 juillet est devenu la fête de l’unité française. Devenu, ou plutôt redevenu. Historiquement et légalement en effet, notre 14 juillet ne commémore pas la délivrance des faux-monnayeurs et des satyres qui étaient emprisonnés à la Bastille, mais bien la fête de la Fédération qui eut lieu, en 1790, au Champ-de-Mars.

 

(…) Quoique agrégé d’Histoire, M. Daladier avait, par prudence, recouru à la science de M. le Directeur des Archives nationales (…). Je ne m’explique pas comment, à eux deux, ils ont pu commettre, dans leur reconstitution, deux énormes oublis.

1° La fête de la Fédération consista d’abord en une messe solennelle chantée par un évêque. Cette année, pas de messe. 2° Pour la présider, il y avait un roi, circonstance importante et nécessaire. Un roi, monsieur le président, un vrai roi à fleurs de lys, avec sa femme, son fils, sa fille et sa sœur. Puisque vous vouliez que votre fête révolutionnaire et commémorative de l’unité française fût exacte, il fallait y mettre le roi. Il fallait rétablir la monarchie. Sinon, ce n’est plus de l’histoire, c’est du roman ». Il est vrai que les deux « 14 juillet » se sont déroulés quelques années avant la République, en un temps où cette idée même apparaissait incongrue en France, et que, au grand dam de nos républicains, les deux se sont faits aux cris de… « vive le roi », y compris pour mieux, dans celui de 1789, violer la loi…

 

Car, malgré les accents lyriques du député Achard, le 14 juillet 1789 ne fut pas vraiment glorieux et il n’y a pas de quoi s’en vanter. Il est d’ailleurs amusant de constater que nos officiels de la République célèbrent une émeute dont ils se seraient effrayés à l’automne 2005 et qu’ils ont réprimé de toutes les forces de la République à l’automne 2018, quand les Gilets Jaunes reprenaient les gestes de la révolte… Comment, ainsi, dénoncer les désordres des banlieues quand on glorifie un épisode d’une violence aveugle et, à l’origine, si peu politique ? Il faut relire ce livre fort intéressant intitulé « Les secrets de la Bastille tirés de ses archives » et écrit par l’historien Frantz Funck-Brentano dans les années 30, et qui remet un peu les choses au point : après le pillage des dépôts d’armes des Invalides (28.000 fusils et 24 canons), l’émeute se déplaça vers la Bastille pour y aller chercher la poudre qui s’y trouvait, et pas vraiment pour aller libérer les prisonniers qui y étaient enfermés (au nombre de … 7… : connaissez-vous beaucoup de prisons aujourd’hui qui n’accueillent que ce petit nombre de personnes ?). Funck-Brentano écrit : « Il faut bien distinguer les deux éléments dont se composa la foule qui se porta sur la Bastille. D’une part une horde de gens sans aveu, ceux que les documents contemporains ne cessent d’appeler « les brigands » et, d’autre part, les citoyens honnêtes – ils formaient certainement la minorité – qui désiraient des armes pour la constitution de la garde bourgeoise. La seule cause qui poussa cette bande sur la Bastille fut le désir de se procurer des armes. (…) Il n’était pas question de liberté, ni de tyrannie, de délivrer des prisonniers, ni de protester contre l’autorité royale. La prise de la Bastille se fit aux cris de : Vive le Roi ! tout comme, depuis plusieurs mois en province, se faisaient les pillages de grains ».

 

Je passe sur les différents épisodes de la journée relatés dans cet excellent petit bouquin. Mais il n’est pas inintéressant d’évoquer un élément souvent oublié dans les manuels d’Histoire (trop anecdotique, sans doute) qui montre un « autre » aspect de ce 14 juillet 1789 : « Une jolie jeune fille, Mademoiselle de Monsigny, fille du capitaine de la compagnie d’invalides de la Bastille, avait été rencontrée dans la cour des casernes. Quelques forcenés s’imaginèrent que c’était Mademoiselle de Launey (M. de Launey, ou Launay, était le gouverneur de la Bastille). Ils la traînèrent sur le bord des fossés, et, par gestes, firent comprendre à la garnison qu’ils allaient la brûler vive si la place ne se rendait. Ils avaient renversé la malheureuse enfant, évanouie, sur une paillasse, à laquelle, déjà, ils avaient mis le feu. M. de Monsigny voit le spectacle du haut des tours, il veut se précipiter vers son enfant et est tué par deux coups de feu. (…) Un soldat, Aubin Bonnemère, s’interposa avec courage et parvint à sauver la malheureuse enfant ».

 

La Bastille se rendit sans vraiment combattre et le gouverneur, malgré les promesses, fut massacré et sa tête fichée au bout d’une pique : c’était la première à tomber, la première d’une liste fort longue…

 

Ce livre donne d’autres indications intéressantes et qui rompent avec « l’histoire sainte » de la prise de la Bastille : en particulier les textes relatant l’événement dus à Saint-Just et à Marat, révolutionnaires insoupçonnables de tendresse pour l’Ancien Régime et qui offrent quelques surprises à leur lecture… Quant à la liste définitive des « vainqueurs de la Bastille », elle comptera près de 900 noms (863 selon Funck-Brentano), ce qui est fort loin des foules ou du « peuple de Paris » évoqués par les manuels d’Histoire (ou d’histoires ?)…

 

Le dramaturge Victorien Sardou, dans sa pièce « Rabagas », écrit ceci, qui résume bien l’affaire : « Mais alors à quoi distingue-t-on une émeute d’une révolution ? L’émeute, c’est quand le populaire est vaincu…, tous des canailles. La révolution, c’est quand il est le plus fort : tous des héros ! » : si, dans cette affaire, le « populaire » fut en définitive peu présent et représenté le jour même, la formule n’en donne pas moins une leçon à méditer, pour l’historien comme pour le politique…

 

 

 

 

02/04/2019

Du communisme de bistrot aux chouanneries populaires ?

« Le comptoir du café est le parlement du peuple », affirmait Balzac, et je fais souvent mienne cette célèbre citation du non moins célèbre royaliste, en entretenant discussions et parfois querelles dans les estaminets et restaurants des villes et villages de France que je traverse ou dans lesquels j’habite et vis. Ainsi, il y a quelques jours à Versailles : alors que je me régalais d’un mille feuilles aux framboises fait maison (c’est tellement meilleur qu’un surgelé décongelé), deux « communistes » sont arrivés, forte carrure et blouse de travail sur le dos, salués de leur présumée étiquette par le patron des lieux. Aussitôt, évidemment, la discussion, brève et cordiale, s’engagea, m’étant moi-présenté comme royaliste.

 

Le plus virulent, sorte de Peppone sans moustache, s’engagea dans un discours sur les congés payés, les 35 heures, et les progrès sociaux du XXe siècle, avec le ton déclamatoire d’un Georges Marchais façon Thierry Le Luron, tandis que l’autre me soufflait, d’un air amusé, qu’ils n’étaient pas vraiment communistes… Mais, au travers de sa harangue, le premier évoquait une sorte de nostalgie d’un temps apparemment révolu, celui des « conquêtes sociales » devenus, pour le meilleur mais parfois aussi pour le moins bon, des « acquis sociaux ». Il est vrai que, depuis une quarantaine d’années, notre société est entrée dans une période et un climat d’insécurité sociale, entre chômage structurel et crainte du déclassement. Pendant longtemps, les économistes et les politiques ont, pour la plupart, minimisé ces phénomènes et raillé les sentiments des classes populaires, puis des classes moyennes, arguant que la mondialisation était heureuse, forcément heureuse parce que l’on n’avait jamais autant consommé depuis les débuts de l’humanité. De l’ouvrier producteur et exploité des temps de l’industrialisation, on était passé au consommateur qu’il s’agissait de contenter et d’inciter, toujours et encore, à consommer, non seulement pour son plaisir mais pour le plus grand profit de la Grande distribution et d’un système de « désir infini dans un monde fini », selon l’expression de Daniel Cohen, dont, justement, il s’agissait d’oublier la seconde partie de la formule pour que ce système perdure et garde sa « profitabilité ».

 

Aujourd’hui, la France est en fin de désindustrialisation, et les délocalisations spéculatives continuent, pour le plus grand bonheur des actionnaires souvent peu intéressés par les conditions de leurs gains, et notre nation a perdu, dans le même mouvement, son fin maillage de services publics et de cafés, renouant avec un « désert français » que Jean-François Gravier dénonçait à l’orée des années Cinquante et que l’action de la gaullienne DATAR avait cherché à éviter, ou à ordonner pour en limiter les effets délétères. En fait, la répartition des habitants de notre pays était moins déséquilibrée du temps de la rédaction du livre de Gravier, et la « déconcentration » des années de Gaulle puis la « décentralisation » des lois Defferre et des politiques Pasqua et Raffarin n’ont, en définitive, abouti qu’à rendre « plus acceptable » un processus de métropolisation qui a littéralement asséché les territoires ruraux de France et concentré les populations actives autour des grandes cités et au sein des grandes aires métropolitaines. Non que les intentions des uns et des autres fussent mauvaises, mais la République et les féodalités qu’elle préserve et dont elle dépend ont dévoyé le noble mouvement de « retour au local » qui s’ébauchait par la Loi et l’ont transformé en nouvel âge féodal, libéral en principe et égoïste en fait, au profit d’une nouvelle classe dominante globale, mondialisée et nomade tout autant qu’intéressée et hypocrite, peu soucieuse du Bien commun. Suis-je trop sévère dans mes appréciations ? Peut-être est-ce un moyen d’éviter d’être cruel dans la pratique, préférant toujours la juste colère à l’injuste violence…

 

Le peuple des cafés ne prend pas toujours des précautions oratoires pour parler des princes sans principes qui nous gouvernent, et il n’est guère sensible aux appels médiatiques et politiques à la raison, considérant que celle-ci n’est plus que la tentative des puissants de se préserver d’une colère populaire qui, désormais, déborde en une crue anarchique mais qui pourrait, hors du Pays légal, s’avérer féconde pour le Pays réel. Est-il « communiste », ce peuple-là ? Non, mais il se sert du « mythe » d’un communisme des travailleurs qui, s’il n’a jamais été qu’un leurre ou une terrible illusion qui s’est payée de millions de morts plus à l’est que Strasbourg et que Calcutta, a permis, par son existence étatique et historique en Russie puis en Chine, d’équilibrer, par la peur qu’il suscitait pour les « capitalistes » occidentaux, le rapport de forces entre les travailleurs et les puissances financières et économiques du XXe siècle : c’était, d’une certaine manière, une « réaction » (et c’est Maurras qui, d’ailleurs, l’évoquera comme telle) à la création et à l’exploitation du Prolétariat permise par le triomphe du modèle anglo-saxon d’industrialisation, mais aussi par la destruction du modèle social corporatif français dans les années de la Révolution et de l’Empire au nom d’une drôle de « Liberté du Travail » qui s’émancipait, d’abord, des droits des travailleurs eux-mêmes.

 

Aujourd’hui, la dérégulation voulue par la Commission européenne et la privatisation accélérée de pans entiers de l’appareil français d’encadrement et de services, mais aussi d’équipements et d’infrastructures que les Français pensaient « posséder » par leurs impôts (ce qui n’était pas tout à fait faux…), entretiennent ce fort sentiment de « dépossession » qui nourrit la colère des Gilets jaunes, une colère que nombre de Français « délèguent » aux manifestants fluorescents du samedi et qui anime les émissions et les débats télévisuels depuis plus de quatre mois sans que l’on sache vraiment ce qui pourrait épuiser totalement les troupes contestatrices. Que la République, en son gouvernement du moment, méprise à ce point ceux à qui, si l’on suivait les règles d’une démocratie équilibrée sans être toujours décisionnaire (car ce dernier cas de figure pourrait alors mener à la paralysie ou à la démagogie dictatoriale façon Pisistrate), elle devrait rendre des comptes autrement que par l’élection parlementaire (sans la remettre en cause pour autant, car elle a son utilité, en particulier « consultative » ou « représentative »), apparaît bien comme un affront à la justice civique qui n’est jamais très éloignée, en définitive, de la justice sociale. Les dernières annonces sur l’augmentation prévue du prix de l’électricité pour les mois prochains, sur la mise en place de 400 nouveaux radars destinés plus à rapporter de l’argent qu’à prévenir des comportements routiers dangereux, sur le report de l’âge (plutôt « pivot » que « légal ») de la retraite, sur les nouvelles taxes sur l’héritage ou sur la propriété privée des classes moyennes, etc., apparaissent comme la volonté de « passer en force » pour appliquer un programme « social » (« antisocial » serait sémantiquement plus approprié…)  décidé au-delà des frontières de notre pays, en des institutions qui se veulent « gouvernance » ou « européennes » (ou les deux à la fois), et pour complaire à des puissances qui sont d’abord celles de « l’Avoir » quand il serait préférable que « l’Etre » soit pris en compte avant elles…

 

La colère du peuple des comptoirs sera-t-elle suffisante pour remettre à l’endroit un monde politique qui pense à l’envers des classes populaires et moyennes ? Il y faudrait un caractère qui y soit politique sans être politicien ; révolutionnaire en stratégie et en pratique sans être nostalgique d’une Révolution française qui a installé les principes qui gouvernent désormais l’économie ; social sans être étatiste ou sectaire… La République ne craint pas vraiment, passés les premiers émois, les jacqueries qu’elle peut réprimer et discréditer en dressant les Français les uns contre les autres, en « classes ennemies » quand elles devraient être des classes complémentaires et fédérées dans le corps civique, mais elle pourrait bien craindre la cristallisation des mécontentements en chouanneries qui ne se contenteraient pas de contester mais seraient animées par un esprit de fondation et de service nécessaire pour le pays, et pour le pays d’abord, compris comme l’ensemble de ce qui vit et travaille au sein des territoires, de la métropole à l’Outre-mer, de l’usine à la ferme, de l’école à l’épicerie. Il n’est pas alors interdit de travailler dès maintenant à préparer cette alternative qui pourrait donner au peuple des cafés, mieux encore qu’un espoir fugace, une espérance pour longtemps et un débouché politique et institutionnel...