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07/08/2022

La puissance chinoise contemporaine. Partie 1 : Quand le libéralisme occidental nourrit le communisme chinois.

 

La République populaire de Chine existe en tant qu’État constitué depuis la victoire de Mao Tsé Toung sur les troupes « nationalistes » de Tchang Kaï Chek en 1949. La France l’a reconnue diplomatiquement en janvier 1964, par la bouche du général de Gaulle, à la grande colère des Etats-Unis : « Du fait que depuis quinze ans, la Chine presque toute entière est rassemblée sous un gouvernement qui lui applique sa loi et, qu’au dehors, elle se manifeste comme une puissance souveraine et indépendante, (…) le poids de l’évidence et de celui de la raison grandissant jour après jour, la République française a jugé, pour sa part, le moment venu de placer ses rapports avec la République populaire de Chine sur un plan normal, autrement dit diplomatique. » Dans cette reconnaissance, la morale et l’idéologie n’ont pas cours : de Gaulle ne se faisait aucune illusion sur la réalité totalitaire du communisme chinois, et il n’était pas communiste lui-même, seuls comptaient pour lui l’équilibre international d’une part, et l’indépendance française d’autre part, en dehors de toute autre considération. Reconnaître une réalité géopolitique n’est pas accepter l’idéologie du pays ainsi reconnu, et cela n’empêche aucunement aujourd’hui de s’émouvoir des souffrances des opposants et des autres habitants de la Chine, et de s’inquiéter de la volonté de mainmise de celle-ci sur Taïwan, là où s’étaient réfugiées les troupes de la Chine nationaliste après leur défaite continentale de 1949 : nous savons quel sort attend les populations taïwanaises après une éventuelle annexion pure et simple de cette terre (jadis nommée Formose) par la Chine dite populaire.

 

Oui, la puissance chinoise inquiète, et elle inquiète à juste titre : le totalitarisme communiste « brutal » du temps de Mao a laissé la place à un globalitarisme non moins assumé et tout aussi « intrusif », mais très attractif (car lucratif) pour les féodalités financières et économiques du monde occidental… Le vrai stratège révolutionnaire et éminemment marxiste (à la sauce locale chinoise…) n’est pas Mao, en fait, mais bien plutôt Deng Xiao Ping qui a sans doute beaucoup mieux appliqué l’esprit de la formule de Lénine, « Nous leur vendrons même la corde pour les pendre » (1), que son prédécesseur qui, lui, avait une conception plus « immédiate » de l’application de l’idéologie : Deng considérait que pour faire triompher le communisme, il fallait d’abord « faire de la force » et se rendre indispensable, voire incontournable sur la scène économique mondiale, et rendre, ainsi, les autres puissances dépendantes de la Chine pour pouvoir imposer « son » ordre sans avoir à tirer un seul coup de feu… La cupidité du capitalisme occidental, que connaissait bien Deng comme Lénine avant lui, a fait ainsi du nain économique chinois de 1979 le véritable géant de 2022 auquel il est désormais difficile de résister sans conséquences terribles pour les économies et les sociétés occidentales…

 

Durant cette période de « naissance » de la Chine contemporaine, l’illusion des économistes libéraux (2) mais aussi de nombre de démocrates de toutes les obédiences possibles, fut de croire que l’ouverture économique entraînerait forcément l’ouverture politique, une croyance que certains évoqueraient aujourd’hui comme un réflexe idéologique « colonial » qui négligeait les particularités proprement chinoises du pouvoir communiste de Pékin. Or, si l’économie chinoise devint l’une des principales du monde (la Chine devenant l’atelier du monde, comme l’Angleterre l’avait été au XIXe siècle), ce n’est pas la démocratie libérale qui sortit renforcée de cette forte croissance, mais bien le pouvoir politique du Parti Communiste, toujours au pouvoir aujourd’hui et cela sans sursis… Il y eut bien une tentative de « démocratisation à l’occidentale » lors de la première moitié de 1989 (le « printemps de Pékin »), mais elle finit sous les tirs et les chenilles des chars de l’Armée Populaire, sans que l’Occident ne bouge autrement que par quelques manifestations d’indignation vertueuse sans lendemain et une limitation du commerce des armes… Les entreprises occidentales continuèrent à délocaliser leurs usines européennes ou américaines vers la Chine sans coup férir, et la Chine devint l’Eldorado industriel pour un Occident soucieux de ne pas déchoir de son statut de société de consommation… Les pays les plus libéraux, des États-Unis aux pays de l’Union européenne, firent de l’économie chinoise un « miracle » : pour eux et en pensant à eux d’abord (ou à leurs classes dirigeantes, diraient certains esprits caustiques…), parce que les prix de production étaient bien plus bas que sur les territoires occidentaux qu’ils condamnaient eux-mêmes à la désindustrialisation (l’ouvrier français était devenu « trop cher », expliquaient doctement les économistes de la mondialisation heureuse pour justifier l’abandon des usines en France), et que cela assuraient des prix bas à la consommation pour leurs populations désormais dépendantes d’un consommatorisme constitutif de l’identité occidentale elle-même ; pour la Chine, qui sortit de la situation de précarité et d’impuissance, et devint, en moins d’une génération, la première puissance commerciale (depuis 2013) et la deuxième puissance économique mondiale, passant de l’imitation et du bas de gamme pour ses entreprises locales à l’invention et à l’indispensable technologique dans le même temps.

 

Je me souviens encore des avertissements du maurrassien Pierre Debray dans les colonnes de Je Suis Français (années 1980) et dans celles de L’Action Française (1994) sur la montée en puissance de la Chine et sur les illusions occidentales à son égard : mais, c’était peine perdue alors ! Malgré l’écrasement du printemps de Pékin, le « Made in China » s’imposa en quelques années et les économistes libéraux ne voyaient que le triomphe d’une nouvelle et simple forme de « libéralisme autoritaire » en oubliant que la Chine restait, encore et toujours, entre les mains du Parti Communiste et ne cédait rien, politiquement parlant, à l’idéologie de la démocratie occidentale. Mais, lorsqu’il m’arrivait, au détour d’une conversation, de le rappeler, l’on me rétorquait que ce n’était plus vraiment le communisme, que l’on ne pouvait pas se passer de la Chine, que les Chinois étaient désormais bien intégrés dans la mondialisation et que le modèle de société de consommation triomphait en Chine… Bref, la Chine était « acceptable » et la critiquer était faire preuve de « néocolonialisme » ou ne rien comprendre aux réalités économiques ! J’ai constaté alors, sans grande surprise il est vrai, que le libéralisme se conjuguait plus sur le plan économique que politique, et que les mêmes qui me parlaient droits de l’homme, démocratie, liberté (etc.), oubliaient leurs valeurs (du moins les morales, non les financières…) dès que la mondialisation était en jeu ou simplement évoquée…

 

Le résultat est là : la mondialisation capitaliste libérale a nourri le communisme chinois, et les capitalistes ont bien vendu la corde pour les pendre (à moins que ce ne soit nous, les pendus…) ou, du moins, pour les lier à cette Chine qui, aujourd’hui, leur permet d’avoir téléphones, ordinateurs ou panneaux solaires ! Et, malgré tous les remous actuels autour de Taïwan, qui parle de quitter le marché chinois ? Lorsque l’entreprise agroalimentaire Mars Wrigley commet « l’erreur » de parler de Taïwan comme d’un « pays » (c’est-à-dire, selon la définition usuelle, d’un ensemble territorial disposant d’un État souverain et d’une identité nationale, en somme) dans une de ses publicités pour des barres chocolatées, elle se sent obligée, suite aux réactions indignées des internautes chinois, de s’excuser et de rajouter qu’elle « respecte la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Chine », faisant alors fi de l’existence même de Taïwan sans provoquer, étrangement, de réaction particulière de Washington ni des capitales occidentales qui abritent la maison-mère et les filiales du géant Mars Wrigley. Le sommet de l’hypocrisie est atteint quand Snickers Chine (filiale chinoise de Mars Wrigley) publie sur son compte social le message explicite suivant : « Il n’y a qu’une seule Chine dans le monde et Taïwan est une partie inaliénable du territoire chinois » (3) … Nous parlons bien là d’une entreprise états-unienne dont le siège social est en Virginie, aux États-Unis et non à Pékin, et qui vante ses valeurs « libérales » à longueur de communications publicitaires et médiatiques !

 

D’ailleurs, quelle est l’entreprise occidentale, issue du monde libéral (ou se prétendant tel) et vivant de la mondialisation qui se veut tout aussi libérale (n’est-ce pas d’ailleurs là un excès de langage ? La question mériterait, en fait, d’être posée !), qui proteste contre le régime totalitaire communiste, contre les persécutions d’opposants (qu’ils soient catholiques, Tibétains ou Ouïghours musulmans…), contre l’exploitation des travailleurs et les conditions de logement de ceux-ci ? Bien sûr, il y a le respect de la souveraineté de chaque pays, et elle ne doit pas être négligée : cela n’empêche pas de s’inquiéter pour les populations locales et de favoriser, par la stratégie économique de production, d’échange et d’achat, les pays les plus proches du nôtre ou les plus socialement vertueux… Si les nations peuvent le faire, il n’est pas interdit aux consommateurs d’appliquer la même stratégie : « nos emplettes sont nos emplois », disait un slogan d’il y a quelques années, et la formule peut s’entendre aussi sur un plan plus politique et social, voire « humaniste »…

 

 

 

 

(à suivre)

 

 

Notes : (1) : La formule exacte est, selon les traductions existantes : « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons », mais elle est attribuée tantôt à Lénine, tantôt à d’autres dirigeants bolcheviques de l’époque de la NEP (années 1920). En fait, lorsque Lénine est censé la prononcer, il s’agit surtout pour lui de faire accepter l’aide alimentaire occidentale pour lutter contre la famine provoquée par les réquisitions abusives de produits agricoles au profit des villes, ou de légitimer la (légère) libéralisation incarnée par la NEP que les plus doctrinaires des bolcheviques considèrent comme un « recul idéologique » inacceptable…

 

(2) : Quand nous parlons des économistes libéraux, nous voulons dire ceux qui mettent à la base de leur idéologie la propriété privée des moyens de production, le libre-échange et, entre autres, la recherche libre et assumée du profit et, au-delà, de la profitabilité, considérant l’argent comme la valeur de détermination de la place dans la société… Cette définition basique n’empêche évidemment pas de la préciser et de la nuancer, et il serait faux de voir dans le courant libéral un ensemble totalement homogène, au-delà des éléments de définition évoqués plus haut : entre un Hayek et un Aron, que de différences malgré l’étiquette commune !

 

(3) : M. Mélenchon a soulevé une véritable tempête de réactions (principalement à gauche, d’ailleurs) l’accusant de complicité avec la dictature communiste pour des propos équivalents ! L’entreprise Mars, elle, n’a pas connu un tel hourvari : au fait, pourquoi ?

 

 

 

 

 

 

01/03/2022

La tragédie russe. Partie 1 : Du communisme à la "Maison commune", le temps des occasions manquées.

 

Quand j’étais lycéen puis étudiant, la Russie était un monstre idéologique et géopolitique qui s’appelait alors l’URSS, ou Union Soviétique : le communisme restait tout-puissant, autant dans les écoles que dans les esprits, et Soljenitsyne ne fut pas très bien reçu par les intellectuels de Gauche lorsqu’il vint évoquer le goulag à l’émission littéraire de Bernard Pivot, au milieu des années 1970… De l’autre côté du rideau de fer, les chars frappés de l’étoile rouge manœuvraient sans entraves, et pouvaient compter sur la bienveillance d’une grande partie des mouvements qui se réclamaient, alors, du « sens de l’histoire » et qui, pour eux, ne pouvait aller que dans celui du communisme façon Lénine : être anticommuniste, et je l’étais, valait parfois quelques déboires à ceux qui en faisaient état au sein du lycée public et de l’université… L’Union Soviétique était, en somme, la patrie de ce « Grand frère » dénoncé par George Orwell. Bien sûr, il y avait, aussi, le souvenir de Stalingrad et de la défaite infligée par les Russes de Staline aux Allemands d’Hitler, mais il était surpassé par celui du débarquement du 6 juin 1944 en Normandie, plus proche. Et puis, la Russie avait aussi été le tombeau de la France de Napoléon quand, après la retraite de Russie, les cosaques étaient venus en 1814 à Paris faire boire leurs chevaux dans la Seine : de quoi faire du Russe un très vieil ennemi, heureusement lointain. Pourtant, il semblait partout où ce que nous nommions alors « l’Occident » reculait devant le « marxisme » : au Vietnam, en Angola, en Éthiopie, etc. Et nous en voyions aussi la main derrière la Chine de Mao (pourtant en froid avec Moscou depuis la mort de Staline), derrière les pacifistes allemands ou japonais qui manifestaient contre les troupes de l’Otan et les fusées états-uniennes, derrière les gauchistes, appellation usuelle pour évoquer tout extrémiste de gauche se référant aux « pères » de l’URSS ! Nous nous trompions largement (mais pas toujours : l’ouverture des archives soviétiques a permis de mieux saisir les liens étranges avec une part de l’extrême-gauche européenne, et les manipulations ourdies par Moscou.)

 

Et puis, l’Empire rouge s’est effondré, en moins d’une décennie : j’étais alors devenu royaliste sans renoncer à mon anticommunisme premier, désormais « secondaire » au regard de mes priorités politiques, et je croyais participer activement à cet effondrement par les opérations que nous menions, quelques amis fleurdelysés et moi, contre les symboles du communisme à Rennes et ses environs. Au printemps 1981, j’avais initié, dans le cadre des activités de l’Action Française que j’animais alors au lycée Chateaubriand, « l’opération Cobra » qui consistait à « nettoyer » Rennes de tout autocollant et de toute affiche du PCF et de Georges Marchais, alors candidat du dit parti à l’élection présidentielle : une opération fort réussie, du moins aux alentours du lycée et dans le centre-ville… De plus, plusieurs années durant, à chaque commémoration du 8 Mai 1945, j’allais décrocher l’immense drapeau soviétique rouge frappé de la faucille et du marteau qui trônait sur la mairie, et je le précipitais dans la Vilaine toute proche, ce qui me valut, un matin, une convocation à l’hôtel de police et la menace d’une lourde amende (1.600 francs de l’époque, je crois), suite à la plainte de la municipalité dirigée alors par le socialiste Edmond Hervé. Sans parler de ma participation aux manifestations pro-Solidarnosc de décembre 1981, ou de l’arrachage de drapeaux soviétiques dans un grand magasin de la rue Le Bastard dans lequel j’avais entraîné une bande de jeunes royalistes au moment de la répression russe contre les manifestants baltes, au début des années 1990… Jusque-là, la Russie restait l’ennemie, particulièrement sur le plan idéologique !

 

Et puis, le communisme européen a disparu, l’Union Soviétique aussi : la Russie, exsangue, sortait de l’époque totalitaire « léniniste », initiée dès 1917, et la « mondialisation du monde » paraissait finir l’histoire en l’inscrivant dans un nouvel ordre démocratique et capitaliste dirigé par les États-Unis et leur idéologie franklino-fordiste. Mais l’histoire n’est jamais finie, ne finit jamais, et les événements de ces derniers jours nous le rappellent à l’envi ! Elle est faite de joies, de retrouvailles parfois, de mémoires (qu’il est fort dangereux d’oublier, semble-t-il) mais aussi de rancœurs, de batailles, de passions mauvaises ou de guerres, les unes parfois se conjuguant avec les autres dans un ballet infernal dont il est difficile de connaître le terme. Celui qui oublie l’histoire et ce qu’elle peut signifier se condamne, non seulement à la revivre, mais à la revivre douloureusement, sans toujours comprendre vraiment ce qui (lui) arrive

 

La Russie, au sortir de « l’âge des extrêmes » évoqué par Eric Hobsbawm pour définir le « court » XXe siècle (1914-1991), a été pillée, dépouillée, humiliée par un Occident américanisé qui se vengeait des frayeurs qu’elle lui avait faites, un Occident qui, dans son arrogance malsaine, a semblé confirmer de la façon la plus terrible la formule grinçante de Georges Bernanos : « La Démocratie est la forme politique du capitalisme ». Et le bombardement « démocratique » de la « Maison blanche » (le parlement russe, dénommé alors Congrès des députés du peuple, et dominé par les « revanchards » hostiles au nouveau pouvoir « libéral ») par le dirigeant Boris Eltsine à l’automne 1993, fut applaudi par les Occidentaux, les mêmes qui parlent de la démocratie « à défendre » avec des trémolos dans la voix. Il y eut plusieurs centaines de morts, la Maison blanche fut incendiée, et « l’ordre démocratique » fut rétabli… C’est là, sans doute, que je commençais à m’intéresser de plus près à l’histoire de la Russie, reprenant les cours de mon maître Michel Denis qui, quelques années auparavant à la « fac de Villejean », m’avait fait découvrir une histoire contemporaine de la Russie (de 1812 aux années 1940) pas vraiment approfondie au lycée alors (1). Quand Vladimir Poutine s’imposa, la Russie, tombée au fond du gouffre, se releva peu à peu, devenant, en quelques années, une « puissance réémergente » : les oligarques, qui avaient fait la pluie et le beau temps sous l’ère Eltsine, furent, soit emprisonnés, soit intégrés à l’appareil de la puissance économique sans pouvoir interférer sur le politique. M. Poutine pouvait, alors, faire penser au jeune roi Louis XIV faisant embastiller Fouquet, l’homme le plus riche du royaume, pour asseoir son pouvoir et prévenir ceux qui auraient pu être tentés de s’opposer à lui. Oui, je l’avoue, cet exercice du pouvoir politique ne m’a pas déplu, loin de là, et je trouvais qu’il y avait là une certaine justice à vouloir faire rendre gorge à ceux qui avaient, littéralement et pas seulement symboliquement, affamés les Russes au début des années 1990 tout en trahissant la promesse de liberté que la sortie du communisme représentait.

 

En 2003, les États-Unis de George W. Bush voulurent que tous les pays européens les rejoignent dans la guerre contre l’Irak du dictateur laïque et nationaliste Saddam Hussein : la France de MM. Chirac et Villepin marquèrent leur désapprobation, et la grande presse occidentale se déchaîna contre la France, mise au ban des « Alliés » avec des termes qui laissent songeurs sur « l’amitié franco-états-unienne ». Pourtant, et malgré des pressions et des manipulations diverses et variées qui ne furent pas à l’honneur des États-Unis et de leurs vassaux européens d’alors, la France tint bon, et elle réussit à former, de façon temporaire, un véritable axe géopolitique Paris-Berlin-Moscou favorable à une solution négociée avec l’Irak plutôt qu’à une guerre dont, d’ailleurs, toute la région n’est jamais sortie, avec des conséquences jusque chez nous qui se firent plus que sentir en l’année 2015, un certain 13 novembre… Malheureusement, la plupart des pays de l’Union européenne choisirent le camp des Etats-Unis plutôt que celui de l’Europe, et le drapeau bleu étoilé flotta sur les bases espagnoles en Irak, entre autres, semblant inclure toute l’Union européenne dans ce qui fut un véritable bourbier et une véritable catastrophe autant géopolitique qu’humanitaire. L’idée d’une Europe-puissance, avancée par MM. Chirac et Villepin, resta lettre morte, sabotée par les États-Unis et leurs amis, et la proposition d’un cercle de réflexion stratégique russe de former une grande « Maison commune » européenne avec la Russie (déjà évoquée par M. Gorbatchev, je crois) ne fit que quelques lignes dans la presse, un jour de 2004 (2). L’arrivée au pouvoir de Mme Merkel en Allemagne (2005) puis celle de M. Sarkozy en France (2007) enterrèrent définitivement cette politique d’indépendance européenne : le temps de la construction d’une Europe souveraine et éventuellement respectueuse des souverainetés nationales était passé, et il n’est pas certain qu’une nouvelle occasion se présente en ce siècle, même si l’histoire nous enseigne, aussi, que l’imprévisible n’est jamais complètement impossible… En tout cas, cela ne se fera pas du vivant de M. Poutine ! (3)

 

 

 

(à suivre)

 

 

 

 

 

Notes : (1) : Si l’on ouvre aujourd’hui les manuels d’histoire de collège et de lycée, l’on n’y trouvera guère de traces de cette histoire russe (encore moins que lorsque j’étais lycéen) à part pour évoquer la défaite de Napoléon en 1812 face au « général Hiver » et le XXe siècle, de la révolution de 1917 à la chute du communisme…

 

(2) : A l’époque, je n’ai lu qu’un articulet, minuscule, dans La Croix… dont je regrette de ne pas avoir gardé la référence, d’autant plus que j’avais trouvé l’idée intéressante. Ce qui m’a toujours surpris et, au bout du compte, énervé, c’est que l’Union européenne n’en a jamais saisi l’occasion, au moins pour en débattre. Quelques années plus tard, le commissaire européen Pierre Moscovici expliquait doctement que la Russie n’était pas européenne quand, dans le même temps, il soutenait l’entrée de la Turquie dans l’UE : une incohérence que peu de journalistes relevèrent alors…

 

(3) : Quand j’écris « du vivant de M. Poutine », je veux surtout signifier que sa présence même au Kremlin empêche cette possibilité d’une « Maison commune » européenne, au regard de la haine et du ressentiment qu’il suscite dans les pays européens et occidentaux : de plus, les États-Unis, de par leur russophobie traditionnelle (sans doute conjuguée avec une « asiaphobie » instinctive et ancienne (3bis), à ne pas sous-estimer)

 

(3bis) : Que l’on se souvienne du sort réservé aux migrants chinois et japonais à la fin du XIXe siècle-début XXe siècle aux États-Unis et aux lois d’exclusion de ceux-ci de l’entrée sur le territoire fédéral, respectivement en 1882 et en 1907, sans parler du traitement réservé aux Japonais des États-Unis entre 1941 et 1945 (voire au-delà…).

 

 

 

 

02/04/2019

Du communisme de bistrot aux chouanneries populaires ?

« Le comptoir du café est le parlement du peuple », affirmait Balzac, et je fais souvent mienne cette célèbre citation du non moins célèbre royaliste, en entretenant discussions et parfois querelles dans les estaminets et restaurants des villes et villages de France que je traverse ou dans lesquels j’habite et vis. Ainsi, il y a quelques jours à Versailles : alors que je me régalais d’un mille feuilles aux framboises fait maison (c’est tellement meilleur qu’un surgelé décongelé), deux « communistes » sont arrivés, forte carrure et blouse de travail sur le dos, salués de leur présumée étiquette par le patron des lieux. Aussitôt, évidemment, la discussion, brève et cordiale, s’engagea, m’étant moi-présenté comme royaliste.

 

Le plus virulent, sorte de Peppone sans moustache, s’engagea dans un discours sur les congés payés, les 35 heures, et les progrès sociaux du XXe siècle, avec le ton déclamatoire d’un Georges Marchais façon Thierry Le Luron, tandis que l’autre me soufflait, d’un air amusé, qu’ils n’étaient pas vraiment communistes… Mais, au travers de sa harangue, le premier évoquait une sorte de nostalgie d’un temps apparemment révolu, celui des « conquêtes sociales » devenus, pour le meilleur mais parfois aussi pour le moins bon, des « acquis sociaux ». Il est vrai que, depuis une quarantaine d’années, notre société est entrée dans une période et un climat d’insécurité sociale, entre chômage structurel et crainte du déclassement. Pendant longtemps, les économistes et les politiques ont, pour la plupart, minimisé ces phénomènes et raillé les sentiments des classes populaires, puis des classes moyennes, arguant que la mondialisation était heureuse, forcément heureuse parce que l’on n’avait jamais autant consommé depuis les débuts de l’humanité. De l’ouvrier producteur et exploité des temps de l’industrialisation, on était passé au consommateur qu’il s’agissait de contenter et d’inciter, toujours et encore, à consommer, non seulement pour son plaisir mais pour le plus grand profit de la Grande distribution et d’un système de « désir infini dans un monde fini », selon l’expression de Daniel Cohen, dont, justement, il s’agissait d’oublier la seconde partie de la formule pour que ce système perdure et garde sa « profitabilité ».

 

Aujourd’hui, la France est en fin de désindustrialisation, et les délocalisations spéculatives continuent, pour le plus grand bonheur des actionnaires souvent peu intéressés par les conditions de leurs gains, et notre nation a perdu, dans le même mouvement, son fin maillage de services publics et de cafés, renouant avec un « désert français » que Jean-François Gravier dénonçait à l’orée des années Cinquante et que l’action de la gaullienne DATAR avait cherché à éviter, ou à ordonner pour en limiter les effets délétères. En fait, la répartition des habitants de notre pays était moins déséquilibrée du temps de la rédaction du livre de Gravier, et la « déconcentration » des années de Gaulle puis la « décentralisation » des lois Defferre et des politiques Pasqua et Raffarin n’ont, en définitive, abouti qu’à rendre « plus acceptable » un processus de métropolisation qui a littéralement asséché les territoires ruraux de France et concentré les populations actives autour des grandes cités et au sein des grandes aires métropolitaines. Non que les intentions des uns et des autres fussent mauvaises, mais la République et les féodalités qu’elle préserve et dont elle dépend ont dévoyé le noble mouvement de « retour au local » qui s’ébauchait par la Loi et l’ont transformé en nouvel âge féodal, libéral en principe et égoïste en fait, au profit d’une nouvelle classe dominante globale, mondialisée et nomade tout autant qu’intéressée et hypocrite, peu soucieuse du Bien commun. Suis-je trop sévère dans mes appréciations ? Peut-être est-ce un moyen d’éviter d’être cruel dans la pratique, préférant toujours la juste colère à l’injuste violence…

 

Le peuple des cafés ne prend pas toujours des précautions oratoires pour parler des princes sans principes qui nous gouvernent, et il n’est guère sensible aux appels médiatiques et politiques à la raison, considérant que celle-ci n’est plus que la tentative des puissants de se préserver d’une colère populaire qui, désormais, déborde en une crue anarchique mais qui pourrait, hors du Pays légal, s’avérer féconde pour le Pays réel. Est-il « communiste », ce peuple-là ? Non, mais il se sert du « mythe » d’un communisme des travailleurs qui, s’il n’a jamais été qu’un leurre ou une terrible illusion qui s’est payée de millions de morts plus à l’est que Strasbourg et que Calcutta, a permis, par son existence étatique et historique en Russie puis en Chine, d’équilibrer, par la peur qu’il suscitait pour les « capitalistes » occidentaux, le rapport de forces entre les travailleurs et les puissances financières et économiques du XXe siècle : c’était, d’une certaine manière, une « réaction » (et c’est Maurras qui, d’ailleurs, l’évoquera comme telle) à la création et à l’exploitation du Prolétariat permise par le triomphe du modèle anglo-saxon d’industrialisation, mais aussi par la destruction du modèle social corporatif français dans les années de la Révolution et de l’Empire au nom d’une drôle de « Liberté du Travail » qui s’émancipait, d’abord, des droits des travailleurs eux-mêmes.

 

Aujourd’hui, la dérégulation voulue par la Commission européenne et la privatisation accélérée de pans entiers de l’appareil français d’encadrement et de services, mais aussi d’équipements et d’infrastructures que les Français pensaient « posséder » par leurs impôts (ce qui n’était pas tout à fait faux…), entretiennent ce fort sentiment de « dépossession » qui nourrit la colère des Gilets jaunes, une colère que nombre de Français « délèguent » aux manifestants fluorescents du samedi et qui anime les émissions et les débats télévisuels depuis plus de quatre mois sans que l’on sache vraiment ce qui pourrait épuiser totalement les troupes contestatrices. Que la République, en son gouvernement du moment, méprise à ce point ceux à qui, si l’on suivait les règles d’une démocratie équilibrée sans être toujours décisionnaire (car ce dernier cas de figure pourrait alors mener à la paralysie ou à la démagogie dictatoriale façon Pisistrate), elle devrait rendre des comptes autrement que par l’élection parlementaire (sans la remettre en cause pour autant, car elle a son utilité, en particulier « consultative » ou « représentative »), apparaît bien comme un affront à la justice civique qui n’est jamais très éloignée, en définitive, de la justice sociale. Les dernières annonces sur l’augmentation prévue du prix de l’électricité pour les mois prochains, sur la mise en place de 400 nouveaux radars destinés plus à rapporter de l’argent qu’à prévenir des comportements routiers dangereux, sur le report de l’âge (plutôt « pivot » que « légal ») de la retraite, sur les nouvelles taxes sur l’héritage ou sur la propriété privée des classes moyennes, etc., apparaissent comme la volonté de « passer en force » pour appliquer un programme « social » (« antisocial » serait sémantiquement plus approprié…)  décidé au-delà des frontières de notre pays, en des institutions qui se veulent « gouvernance » ou « européennes » (ou les deux à la fois), et pour complaire à des puissances qui sont d’abord celles de « l’Avoir » quand il serait préférable que « l’Etre » soit pris en compte avant elles…

 

La colère du peuple des comptoirs sera-t-elle suffisante pour remettre à l’endroit un monde politique qui pense à l’envers des classes populaires et moyennes ? Il y faudrait un caractère qui y soit politique sans être politicien ; révolutionnaire en stratégie et en pratique sans être nostalgique d’une Révolution française qui a installé les principes qui gouvernent désormais l’économie ; social sans être étatiste ou sectaire… La République ne craint pas vraiment, passés les premiers émois, les jacqueries qu’elle peut réprimer et discréditer en dressant les Français les uns contre les autres, en « classes ennemies » quand elles devraient être des classes complémentaires et fédérées dans le corps civique, mais elle pourrait bien craindre la cristallisation des mécontentements en chouanneries qui ne se contenteraient pas de contester mais seraient animées par un esprit de fondation et de service nécessaire pour le pays, et pour le pays d’abord, compris comme l’ensemble de ce qui vit et travaille au sein des territoires, de la métropole à l’Outre-mer, de l’usine à la ferme, de l’école à l’épicerie. Il n’est pas alors interdit de travailler dès maintenant à préparer cette alternative qui pourrait donner au peuple des cafés, mieux encore qu’un espoir fugace, une espérance pour longtemps et un débouché politique et institutionnel...