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09/03/2020

Aux origines de la question sociale en France. Partie 2 : L'idéologie libérale des Lumières.

Après un rapide tableau de la situation économique de la France royale avant la fin du XVIIIe siècle et l’évocation des corporations et de l’ordre socio-professionnel de cette époque, il n’est pas inutile d’évoquer succinctement l’état d’esprit dominant sous les Lumières, véritable révolution dans la pensée du service et du temps (entre autres), à rebours de la conception royale de la justice : le règne de l’Argent et de la classe qui en vit et qui en fera système s’annonce…

 

 

 

L’organisation corporative de la société et de la production françaises a longtemps convenablement fonctionné et la puissance avérée et significative de l’économie nationale sous la royauté fondatrice et fédérative est indéniable. Mais cela signifie-t-il, pour autant, que la Monarchie d’Ancien Régime ne connaissait pas de problèmes sociaux ou qu’elle était un système parfait et intangible, insensible aux temps et à leurs contraintes, leurs évolutions ? Bien sûr que non !

 

Nous connaissons tous les révoltes paysannes mais aussi urbaines qui émaillent les temps les plus difficiles du Moyen âge, en particulier après le XIIIe siècle. Elles traversent aussi l’époque dite moderne, et peuvent nous laisser une image plus que contrastée des temps anciens. Nous savons également que ce qui nous semble simple et naturel aujourd’hui (comme la disponibilité – payante, généralement – des produits de consommation alimentaire ou technique), ne l’était pas forcément hier : mais ne confondons pas les progrès techniques, souvent utiles et même salvateurs quand ils sont maîtrisés (1), avec les questions sociales, sans pour autant négliger les rapports et les tensions que les uns et les autres, dans toute société humaine, peuvent entretenir.

 

Or, ce qui est marquant dans l’exercice et la justification de la Monarchie, c’est son souci politique de la justice, symbolisé par la main de justice remise au roi lors du sacre de Reims et par l’histoire exemplaire (et présentée comme telle par les historiens de la dynastie) du roi Louis IX, devenu saint peu de décennies après sa mort devant Tunis. (2) C’est aussi le souci de garantir « le plus grand bien » aux peuples du royaume, ceux-ci étant indissociables de l’essence même de la Monarchie, ce que symbolisait l’alliance remise au roi, toujours lors de la cérémonie du sacre. Sans oublier sa fonction thaumaturgique qui voit le roi toucher les écrouelles (3) et laver, à l’imitation du Christ, les pieds de quelques miséreux à Pâques…

 

Or, l’idéologie des Lumières va remettre tout cela en cause, et c’est ainsi que la justice sociale va en être, au niveau des principes en attendant que cela soit au niveau des pratiques, la grande victime expiatoire, tout comme l’équilibre des sociétés et les classes populaires que les Lumières se chargeront, bientôt, d’invisibiliser.

 

Dans un récent article passionnant de La Nouvelle Revue Universelle (4), Antoine de Crémiers décrit le processus idéologique qui se met en place au XVIIIe siècle, sous un titre de paragraphe particulièrement évocateur, « La liberté du travail, « valeur » suprême de l’oligarchie » : « Comme l’a si bien démontré Karl Polianyi, qu’il s’agisse du mercantilisme ou des formes antérieures de régulation du travail, la valeur du travail – comme l’économie en général, d’ailleurs – est toujours subordonnée à d’autres exigences – religieuses, morales, politiques – qui en forment le cadre et viennent « l’encastrer » dans le social. C’est le libéralisme qui, peu à peu, va dégager l’économie de ces encastrements pour la rendre autonome et indépendante de tout lien avec la religion, la morale et la politique. Et c’est au nom de la liberté du travail que ce processus de dégagement va s’accomplir. C’est une fantastique et redoutable révolution.

Hannah Arendt résume très clairement les étapes de cette conception nouvelle : « L’ascension soudaine, spectaculaire du travail passant du dernier rang à la place d’honneur et devenant la mieux considérée des activités humaines, commença lorsque Locke découvrit dans le travail la source de toute propriété. Elle se poursuivit avec Adam Smith qui affirma que le travail est la source de toute richesse ; elle trouva un point culminant dans le système du travail de Marx où il devint la source de toute productivité et l’expression même de l’homme. » Adam Smith élabore une idée promise à un grand avenir et qui triomphe aujourd’hui, celle d’un marché « libre » permettant la libre circulation des marchandises et l’accumulation sans aucune limite des richesses. Pour que ce marché puisse se constituer, il faut que les produits du travail puissent s’y échanger en fonction de leur coût et cela ne peut se faire que si le marché du travail est également « libre » et indépendant de toute considération d’ordre moral, religieux et social susceptible d’en perturber le fonctionnement. Le travail est désormais une marchandise vendue comme tous les autres produits au prix strictement déterminé par la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande.

Ainsi, la véritable découverte que promeut le XVIIIe siècle n’est pas celle de la nécessité du travail – on la connaissait depuis toujours -, mais celle de la nécessité de la liberté du travail et, pour y parvenir, la destruction, la disparition des modes d’organisation du travail qui venaient la limiter et la contraindre. » C’est aussi ce que promeut Turgot à travers ses écrits et ses actes lorsqu’il sera lui-même aux commandes de l’économie française, avant que le roi ne mette fin à cette « expérience libérale » (sur le plan économique) qui avait entraîné la première dissolution des corporations, en 1776, ensuite rétablies avant que la Révolution, éminemment libérale, ne les interdisent purement et simplement par les lois de 1791 : « Dans un article de L’Encyclopédie, Turgot résume fort bien la philosophie politique du libéralisme : « Ce que l’Etat doit à chacun de ses membres, c’est la destruction des obstacles qui les gêneraient dans leur industrie ou qui les troubleraient dans la jouissance des produits qui en sont la récompense. » Pour Turgot comme pour Adam Smith, l’intérêt est le véritable régulateur économique et c’est l’économie qui fait société. » Ainsi, les libéraux légitiment ce que l’on pourrait nommer l’égoïsme économique contre les solidarités professionnelles incarnées par les corporations.

 

Autre révolution issue des Lumières, celle du temps, ou plutôt de sa conception et de sa compréhension, synthétisée et symbolisée par le raisonnement d’un Benjamin Franklin qui va « financiariser », « marchandiser » le temps, le ramener à une simple dimension utilitaire et matérielle : « Le temps, c’est de l’argent », traduction un peu maladroite mais explicite de son « Time is money » (5). Une formule terrible qui va légitimer la destruction de tout ce qui n’apparaît pas « utile » ou rentable aux yeux des possédants ou des actionnaires, et va permettre, en toute « bonne conscience » et dans le cadre de la Loi, l’imposition de rythmes inhumains, mécaniques et réglementés aux travailleurs d’usines comme de la terre…

 

 

 

(à suivre : les grandes dates de la naissance de la question sociale en France)

 

 

 

 

Notes : (1) : la Technique est-elle toujours un « progrès » ? S’il s’agit de la meilleure connaissance (et de sa pratique) des savoirs et des moyens de les maîtriser sans en devenir totalement dépendant, la réponse sera positive ; mais s’il s’agit d’une Technique qui s’imposerait aux hommes et serait aux mains de ceux qui la possèdent sans les garde-fous du « Bien commun » et de la nécessité du « partage du meilleur », il est évident que notre réponse sera négative ! C’est ce que le républicain Michelet évoque en partie dans son ouvrage peu connu intitulé « Le peuple », dans lequel il dénonce le machinisme, idéologie « patronale » de la Machine… C’est aussi ce que dénonce le royaliste Bernanos dans la série d’articles de « La France contre les robots », véritable charge contre le règne des Machines étendu aux sociétés modernes toutes entières.

 

(2) : Louis IX est ainsi représenté comme celui qui rend la justice sous le chêne de Vincennes, et qui conseillait à son fils d’être d’abord du côté des plus pauvres quand un procès les opposait à de plus riches, et cela pour permettre, non d’influer sur le verdict, mais d’assurer l’équité du procès lui-même et éviter que la puissance des uns ne favorise ceux-ci au détriment de la justice elle-même. Aujourd’hui, saint Louis passerait, près de certains, comme un odieux gauchiste…

 

(3) : les écrouelles se marquent par des fistules purulentes, localisées principalement dans le cou, et que les rois de France, sans doute depuis les carolingiens, étaient censées guérir en les touchant : le seul roi Louis XIV en touchera plus de 200.000 durant son règne… Mais, en fait, ce n’était pas le roi lui-même qui était guérisseur, mais son intercession entre Dieu et les malades qui devait permettre à Dieu de décider qui devait guérir…

 

(4) : Nouvelle Revue Universelle, 1er trimestre 2019, numéro 55.

 

(5) : quand Benjamin Franklin écrit cette phrase, il ne pense alors qu’au temps du travail et à sa productivité. La société de consommation, qui est la deuxième grande phase de développement et d’imposition de cette conception utilitariste du temps, va étendre la formule au temps libre, faisant de celui-ci une des plus importantes sources de revenus contemporaines, des parcs d’attraction aux films d’Hollywood, des jeux électroniques au tourisme international…

 

 

06/10/2010

Justice.

Jérôme Kerviel est coupable… et il est condamné, non seulement à de la prison, mais à verser 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts à son ancien employeur, la Société générale ! A l’écoute du verdict à la radio, je n’ai pu m’empêcher de hausser les épaules, sans doute agacé par la bêtise d’une telle sanction qui fait penser aux jugements états-uniens qui condamnent des prévenus à quelques centaines d’années de prison… Mais plus sûrement énervé par le « deux poids, deux mesures » que manifeste ce jugement, en particulier au regard d’autres affaires récentes !

 

A écouter les discussions au comptoir des cafés et dans les rames du métro, hier et ce soir, mon agacement n’est visiblement pas isolé, et la presse elle-même se déchaîne contre le ridicule et le scandaleux de la situation : ainsi, dans « La Tribune », François Lenglet écrit justement : « A prononcer une condamnation fantaisiste, les juges prennent le risque de décrédibiliser leur institution qui n’en a guère besoin. A cogner comme des sourds sur un lampiste, fût-il coupable, ils s’exposent au reproche de rendre une justice biaisée, protégeant les puissants et s’acharnant sur les faibles. » Et c’est bien l’impression qui domine dans l’opinion, de plus en plus mécontente de voir par une décision douteuse un Bernard Tapie empocher 220 millions d’euros versés par ces mêmes contribuables à qui l’on demande de se serrer la ceinture, ou d’apprendre que madame Bettencourt, pour la seule année 2010, a « récupéré » plus de 30 millions d’euros au titre du bouclier fiscal, tandis que son ex-ami François-Marie Banier a reçu, de cette même riche héritière, environ 1 milliard d’euros sous forme d’œuvres d’art ou de cadeaux divers…

 

Par son jugement d’hier, la Justice française semble accréditer l’idée qu’elle est au service des puissants et d’un système économique et social de plus en plus ressenti comme injuste. Or, quand la Justice ne suscite plus le respect des justiciables, des citoyens et des observateurs étrangers, il y a un risque de la voir dépassée par d’autres formes de justice, plus expéditive, plus coléreuse, donc plus dangereuse pour l’équilibre social… Quand la Justice semble, trop souvent (et même si cela peut parfois être à tort), injuste, surgissent des « justiciers » qui, parfois, aggravent le mal au lieu de le soigner : je me méfie de la justice « populaire », vite terrible et pas toujours appropriée…

 

Que l’Opinion manifeste sa colère et son désir d’une Justice digne de ce nom, rien de plus normal et, même, de sain ! Mais il s’agit de remettre la Justice à son éminente place, de lui rendre sa légitimité et son autorité, de la libérer du règne des Puissants et de l’Argent dont elle semble trop souvent la captive, et non de « se faire justice soi-même ».

 

Entre le roi saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes et des magistrats visiblement déraisonnables et ayant perdu tout sens de la mesure, mon choix est vite fait ! La main de justice, symbole royal par excellence, doit être relevée : pas certain que la République, telle qu’elle apparaît aujourd’hui aux mains de l’oligarchie (de la ploutocratie, diraient certains), puisse accomplir ce relèvement… Sans doute faut-il revenir aux sources de l’arbitrage justicier pour relever le défi d’une Justice indépendante, sachant « raison garder » et « rendre droite justice »…

04/10/2010

Pour une colère positive.

Le bouclier fiscal n’en finit pas de soulever des polémiques après l’annonce qu’il a coûté encore plus cher cette année à l’ensemble de la collectivité que l’an dernier (679 millions d’euros en 2010 au lieu de 559 millions en 2009, soit une augmentation de plus de 23 %...), et de renforcer ce sentiment partagé par de nombreux Français que l’actuel Pouvoir est d’abord celui des riches et non celui de « tous les Français » : effet dévastateur encore renforcé par les 220 millions d’euros versés à M. Bernard Tapie, homme d’affaires (au double sens du terme, d’ailleurs…) au passé et aux méthodes non moins troubles que celles de certains margoulins de la IIIe République, réputée pour ses scandales à répétition ! « Décidément », se dit l’homme de la rue qui a du mal à joindre les deux bouts avec son salaire aujourd’hui de plus en plus, à l’image de son pouvoir d’achat, écorné par les hausses d’impôts (car elles existent bien !) et les taxes diverses, voire les augmentations variées de cotisations en tout genre (dont celles sur les retraites pour les fonctionnaires, par exemple), « on ne donne, ne redonne et ne prête qu’aux plus riches » ! Un propos que l’on entend de plus en plus souvent, comme une évidence acquise et « éternellement » confirmée, dans les réunions de famille, les conversations au comptoir ou dans les bureaux autour de la machine à café. Un refrain lancinant qui, d’affaires en affaires, de révélations en scandales, atteint gravement la confiance que nos concitoyens peuvent placer en la politique et ses représentants, et, au-delà, en cette République qui, à trop donner de leçons de morale et en pratiquant une « légalité » qui, elle, n’est pas toujours morale, se décrédibilise aux yeux de tous, et surtout des plus jeunes…

 

Je constate chaque jour ce discrédit dans lequel s’enfonce l’Etat républicain et, en particulier, dans les discussions avec mes collègues et mes anciens élèves au sortir du lycée. Que la République en tant que système institutionnel perde de son crédit ne m’émeut guère, n’étant pas exactement républicaniste, mais je m’inquiète de cette sorte de nihilisme qui s’empare des esprits et des intelligences au risque de ne plus voir l’essentiel. Car ce désarroi des citoyens les rend disponibles pour le fatalisme et l’abandon à n’importe quelle solution, ou « non-solution », pour d’éventuelles haines et violences inappropriées à la situation de notre pays et, de plus, malsaines et maléfiques… La colère en politique ne doit pas mener à la destruction vaine mais s’ordonner, au-delà de l’instant présent, au bien commun et à celui des générations à venir : oublier cette exigence éminemment politique, voire éthique, c’est creuser le tombeau de tout humanisme et préparer les lendemains qui déchantent et les terreurs qui s’apaisent à peine au-dessus des charniers… 

 

« La politique du pire est la pire des politiques » disait avec raison Maurras qui n’a pas toujours été aussi prudent que sa propre formule aurait pu l’y inciter… Détruire un système, fût-il républicain, pour le seul plaisir de détruire n’a guère de sens et pourrait bien entraîner « le pire » qu’il ne faut jamais souhaiter, ne serait-ce que par égard pour nos contemporains et l’avenir de notre pays et de ses enfants. « Détruire pour rebâtir », voilà une autre perspective qui me convient mieux : il ne s’agit d’ailleurs pas, dans le cas présent, de tout défaire de ce que la Cinquième République, restauratrice d’un certain sens de l’Etat et de son service, a pu elle-même fonder ou, plus exactement, refonder, en particulier dans une certaine pratique capétienne. Mais il s’agit d’en finir avec cette confusion du Pouvoir avec des féodalités qui imposent leurs vues, en finir avec cette collusion entre les puissances d’argent et une République devenue « bling-bling », en finir avec ce mépris des administrateurs français gérants de la mondialisation néolibérale pour les peuples de France, leurs traditions et leurs manières d’être, diverses et pas toujours quantitatives, au monde !

 

La colère, si elle veut être utile et juste, doit permettre la refondation du Politique sur de nouvelles bases ou, plus encore, sur des bases qui ne doivent rien aux jeux d’argent et de clientèles : le débat et la confrontation politiques ne sont pas affaires de simple concurrence ou d’échanges de coups, mais bien plutôt de propositions et de discussions, au-delà des préjugés et des facilités de langage, pour permettre l’équilibre social et la défense de la dignité de tous au sein de la société, pour préserver les conditions de « l’avenir que tout esprit bien né souhaite pour son pays » et garantir les « droits du présent sans méconnaître ceux de l’histoire et des enfants qui viendront ».

 

Il est des révoltes nécessaires… Les nouvelles chouanneries qui s’annoncent seront aussi politiques, éminemment royales comme celles des années 1792-1800, si elles veulent être « positives » et fondatrices ! Pour que la colère vise juste…