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02/12/2019

Colère sociale, vers l'espérance royale ?

Le dimanche 1er décembre se tenait à Paris le dernier banquet de l’année du Groupe d’Action Royaliste, en présence de près de 70 personnes, et j’y ai prononcé un court discours, dont voici le texte initial qui, il me faut l’avouer, a connu certains aménagements au fil des minutes, au point que l’enregistrement ne correspond plus exactement aux lignes reproduites ci-dessous. Qu’importe, cela fera juste deux textes au lieu d’un seul !

 

De la colère sociale à l’espérance royale.

 

« Nous ouvrons là un mois de décembre qui promet, si l’on en croit la rumeur publique, d’être fort mouvementé, un an tout juste après le début de la longue protestation des Gilets jaunes qu’il nous est arrivé d’accompagner et d’encourager. Ainsi, nous pourrions paraphraser la célèbre formule de Rochefort : « La France compte aujourd’hui 66 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement… »

 

« Désormais, c’est la question des retraites, de leurs formes comme de leur financement, qui agite la rue, mais aussi les salles des professeurs, les cantines d’entreprise et qui se discute, voire se dispute, au comptoir du café, ce « Parlement du peuple », selon le royaliste Balzac. L’un des éléments de débat se focalise sur l’âge légal de départ à la retraite, que les libéraux souhaitent, à tout prix, relever, le plus souvent à 67 ans, en attendant sans doute mieux (ou pire) encore : au-delà du Rhin, la Bundesbank allemande propose déjà 69 ans, mais ce sera bientôt au-delà de 70 ans si l’on suit leur argumentation « démographique ». Pourtant, l’espérance de vie, si elle augmente (mais elle semble atteindre un plafond difficilement transperçable), reste fort inégale selon les professions, et il semble qu’un ouvrier vive environ (et en moyenne) 13 ans de moins qu’un cadre supérieur. De plus, l’espérance de vie sans incapacité (ou en bonne santé), elle, n’atteint qu’un peu plus de 62 ans en France, ce qui n’est pas anodin quand on évoque la qualité de vie même de nos concitoyens. N’est-ce pas, pourtant, cette dernière mesure qu’il s’agirait de prendre en compte pour être juste, socialement juste ?

 

« Mais comment financer les retraites par répartition sans aggraver les conditions de vie et de travail des Français ? Faire de grands calculs n’est pas suffisant ni satisfaisant car ils ont le défaut de négliger les êtres au profit des chiffres qui, eux, n’ont pas besoin de se nourrir, de se loger et de se vêtir. Commençons plutôt par la responsabilisation et l’action de chacun, en consommant en priorité français, c’est-à-dire en finançant indirectement (mais bien sûrement, fiscalement parlant) les caisses de l’Etat plutôt que celles de ces grandes firmes transnationales états-uniennes ou étrangères qui « oublient » de payer leurs impôts ou, surtout, se débrouillent pour ne rien lâcher de leurs immenses profits en se localisant dans des paradis fiscaux, parfois proches de la France et, même, membres de la même Union européenne que notre pays (n’est-ce pas le comble, au regard de ce que l’on nous dit - depuis plus de soixante ans - de ce que devait être « l’Europe », une sorte de super-Etat dans lequel les mêmes règles s’appliqueraient, de Brest à Chypre ?). Consommer français, c’est bien possible, et c’est plus civique que d’acheter des produits d’ailleurs sur une plateforme étrangère qui, en définitive, pratique une forme de fraude certes légale et baptisée de la formule trompeuse « optimisation fiscale », qui reste bien peu morale au regard de la nécessaire justice sociale que tous les acteurs économiques devraient avoir à cœur de promouvoir et de pratiquer ?

 

« D’autre part, n’est-il pas possible de permettre à chacun des travailleurs français, à quelque branche qu’il appartienne ou à quelque niveau hiérarchique qu’il soit, de disposer d’une retraite honorable en favorisant la création de caisses de retraites autonomes par profession ou par branche d’activités ? D’ailleurs, cela existe déjà pour les avocats, les médecins, les infirmières, ou les orthophonistes, entre autres, et c’est justement le gouvernement, alléché par les fonds de ces caisses excédentaires quand le régime général est déficitaire, qui veut mettre la main sur eux : ce n’est rien d’autre qu’une spoliation ! En somme, la République de 2019 nous rejoue « 1791 » quand la Révolution, en mettant fin au système corporatif français, récupérait le patrimoine des corps de métiers dissous par le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier…

 

« Certains me trouveront peut-être sévère, mais pourquoi faire crédit à une République qui, incapable de réussir par elle-même, n’hésite pas à confisquer ce que d’autres, plus efficaces et moins démagogues, ou « moins mauvais » (économiquement parlant), ont patiemment épargné et fait fructifier, par leurs efforts et malgré la pression fiscale actuelle ? En tout cas, cette spoliation montre à l’envi que la République n’est pas la plus convaincante quand il s’agit de finances publiques, malgré la bonne volonté, qu’il ne faut pas méconnaître si l’on veut être entièrement juste, de quelques ministres ou grands commis de l’Etat moins politiciens que les autres et qui n’ont pas oublié que leur charge impose de grands devoirs… Un roi saurait mieux les employer, sans doute.

 

« D’ailleurs, souvenons-nous, quand le baron Louis, sous la Restauration, disait simplement au souverain : « Faîtes-moi de bonne politique, je vous ferai de bonnes finances ». D’une certaine manière, tout est dit ! Et il rajoutait : « L’Etat doit être le plus honnête homme de France ». Or, la République ne répond à aucun des deux critères valorisés par le financier de la Restauration, l’efficacité et l’honnêteté de l’Etat…

 

« Il n’est pas indifférent que les deux citations aient pu être prononcées sous la Monarchie et non sous la République, là encore malgré les personnes de qualité dont la République a pu s’enorgueillir et dont elle n’a su, visiblement, que faire… Si certaines voulaient servir et tentaient de le faire, c’est la République qui, elle, les a desservies !

 

« Et s’il n’y avait que la question des retraites qui montrait l’incompétence ou la négligence de la République ! Or, en parcourant les colonnes des journaux et les zones industrielles de nos métropoles, nous pouvons aussi constater cette désindustrialisation qui nous appauvrit et nous livre aux firmes transnationales étrangères, dans cette mondialisation qui tourne de plus en plus au cauchemar pour le monde de nos producteurs locaux et des ouvriers de nos usines. Et, dans nos rues et nos campagnes, la précarité et la misère sociale que l’on pensait éteindre il y a quelques décennies grâce aux progrès techniques et aux possibilités apparemment infinies qu’ils offraient ou que l’on nous en promettait… Sans oublier cet « asséchement du monde rural » qui se marque par la fin des services publics et la fermeture programmée des écoles de campagne comme des gendarmeries, au nom d’une logique purement économique qui ne parle que de rentabilité ou de réduction des déficits quand il faudrait aussi et d’abord penser en termes d’équité territoriale et de justice sociale, en n’oubliant jamais ce qui constitue les sociétés humaines, c’est-à-dire les personnes dans leur diversité et leurs particularités.

 

« Et pourtant ! Nous vivons dans le plus beau des pays, avec des atouts immenses en métropole comme en Outre-mer, avec un domaine maritime qui est, avec ses 11 millions de kilomètres carrés, le deuxième du monde ! La République semble bien tout gâcher…

 

« Si nous sommes royalistes, ce n’est pas seulement par la colère de voir la République dilapider l’héritage, mais par la volonté de vivre et de faire vivre notre pays, pour aujourd’hui comme pour demain ; de faire vivre la justice sociale, concrète et active, y compris contre les égoïsmes économiques ! Mais notre colère serait vaine et dangereuse si elle ne s’accompagnait pas d’une véritable espérance, ou si elle n’était pas, au-delà de sa forme tempétueuse, une espérance : une espérance royale, mais une espérance, d’abord, en la France et pour celle-ci, et une espérance à faire advenir, envers et contre tout ! Car il ne s’agit pas, pour nous, de mourir royaliste, mais de vivre en Monarchie, en Monarchie française… »

 

 

 

25/11/2019

Préserver notre souveraineté alimentaire.

A l’automne 1991, le professeur Maurice Quénet déclarait, devant un amphithéâtre de la faculté de Droit de Rennes bondé d’étudiants attentifs et de quelques auditeurs libres, que désormais la France n’était plus en mesure de se nourrir par elle-même ! Le souvenir m’en est resté jusqu’à aujourd’hui, profondément ancré, et je l’évoque souvent devant mes propres élèves, en me désespérant de voir que, si j’en crois la lecture du dernier numéro de Marianne, les choses n’ont fait que s’aggraver, en ce domaine comme en d’autres. C’est Jean-Claude Jaillette qui en couronne son article d’un titre terrible : « Demain, la faim ? La France n’est plus capable de se nourrir elle-même. » Un article qu’il faudrait découper, plier et ranger soigneusement dans son portefeuille, et ressortir quand les candidats aux élections, avec grand sérieux, nous vantent les mérites de la mondialisation et de la modernité comme de la solution à toutes les crises ; un article pour fermer leur clapet à ceux qui, du haut de leurs grands principes libéraux, condamnent nos agriculteurs au nom du libre-échange et des prix bas nécessaires à leur société de consommation (société de consumation serait sans doute plus juste…), comme Pascal Lamy qui, socialiste moderne, a échangé la destruction de notre paysannerie contre quelques « promesses de bonnes affaires » : « Il a été l’initiateur des négociations portant sur les accords bilatéraux qui font craindre le pire aux paysans français et aux écologistes. L’idée du troc entre l’automobile et la chimie contre notre agriculture, c’est lui. Il n’en est pas peu fier, convaincu qu’il n’y a pas de commerce sans échanges « libres ». Oubliant que l’agriculture est une activité économique particulière, qui doit être protégée. Pour lui, le désarroi des paysans, la perte de souveraineté alimentaire, ce n’est qu’un tribut à payer à l’adaptation. Naïf et dangereux. » L’aveuglement des idéologues libéraux n’est qu’une cause de la catastrophe, mais c’est le libéralisme économique qui, en définitive, est la matrice de ce déni des réalités et de la destruction des économies réelles, celles qui doivent servir les hommes et non les asservir au règne infâme de la « Fortune anonyme et vagabonde » et de l’Argent-Seigneur (et saigneur…).

 

Car le libre-échange sans entraves qui définit la mondialisation économique est celui qui détruit notre agriculture et la souveraineté alimentaire qui sont les conditions de notre pérennité et, même, de notre propre survie physique : « notre agriculture ne parvient même plus à satisfaire les besoins intérieurs : en dix ans, les importations ont progressé de 87 %, celles de produits laitiers ont doublé en dix ans, un fruit sur deux et un légume sur deux ne sont pas produits en France, comme 34 % de la volaille et 25 % de la viande de porc. Même le bio, qui devrait être produit au plus près, est importé à 31 %. » Et dans le même temps, nous produisons pour l’exportation en oubliant que le premier marché de notre production agricole devrait être, d’abord et logiquement, la France et les Français… N’est-ce pas le monde à l’envers, en somme ?

 

La mondialisation est un fait, mais elle n’est pas un bienfait, et la question agricole le prouve à l’envi, poussant au suicide 605 agriculteurs français en 2015 (selon les chiffres bien documentés de la Mutualité sociale agricole) tandis que nombre d’autres, étranglés par les dettes et par la concurrence sauvage des produits étrangers, renoncent au travail de la terre. « En 2016, près de 20 % des exploitants ne pouvaient pas se verser de salaires alors que 30 % touchaient moins de 350 euros par mois », expliquait Le Figaro dans son édition du 10 octobre 2017. Comme le souligne M. Jaillette, « Dans ce contexte d’une concurrence où tous les coups sont permis, la multiplication des accords de libre-échange bilatéraux encouragés par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ouvre naïvement le marché de l’Europe à des contingents à prix cassés de viande bovine et porcine, de céréales, comme l’illustrent en particulier les accords obtenus avec l’Ukraine, le Chili, le Canada et plus récemment le Mercosur (Amérique du Sud). Combien de temps nos éleveurs de bovins résisteront-ils à l’arrivée des 99.000 t de bœuf brésilien ultraconcurrentiel, qui viendront s’ajouter aux 80.000 t bradées arrivées au nom des précédents accords ? » C’est là que l’on mesure le mieux la nécessité d’un état d’esprit civique et « national » en France et en Europe pour privilégier les viandes produites « au plus proche » (y compris nationalement parlant), même si cela a un coût immédiat parfois plus élevé que l’achat au prix le plus bas de viande industrielle étrangère à l’hypermarché du coin, mais aussi la nécessité d’un Etat digne de ce nom, soucieux de notre « souveraineté alimentaire d’abord », ce qui n’est pas incompatible, loin de là, avec la promotion d’une production de qualité plutôt que de simple quantité. Or, la République n’est pas le meilleur régime politique pour préserver et soutenir l’agriculture française, comme le montrent les dernières décennies et ce que, sans émettre de jugement sur ceux qui nous gouvernaient alors ni sur les institutions, le propos du professeur Quénet mettait en avant…

 

Une stratégie agricole d’Etat fondée sur la souveraineté alimentaire et la recherche de l’autosuffisance maximale est plus que jamais légitime et appropriée aux enjeux autant contemporains que futurs : « Depuis plus de cinquante ans, la France n’a pas connu de graves périodes de pénurie alimentaire. Au vu du déclin engagé, rien n’interdit de penser qu’elles pourraient faire leur réapparition. (…) Il suffit d’analyser les ratés du secteur de la pharmacie pour imaginer ce qui pourrait se passer dans l’agriculture. (…) Être dépendant, c’est être exposé au risque d’un embargo ou d’une rupture d’approvisionnement consécutive à une décision politique. C’est aussi importer des produits dont les standards de fabrication ne correspondent pas aux habitudes de consommation locale. Comment, dès lors, éviter dans l’alimentation ce qui se passe dans le médicament ? » Gouverner, c’est prévoir, et il apparaît de plus en plus nécessaire de se préserver des risques que le système de la mondialisation libérale fait aussi peser sur l’économie de notre pays et sur l’alimentation de ses habitants.

 

L’Etat doit renouer avec son rôle de « père nourricier », non pas en collectivisant l’agriculture française, mais en la soutenant et en orientant ses grandes productions tout en permettant ses plus petites et plus locales. Mais, comme le souligne l’auteur de l’article de Marianne, il faut aussi impliquer le consommateur dans cette stratégie de souveraineté alimentaire : « Chaque citoyen-consommateur a-t-il bien conscience que sa liberté de pouvoir choisir l’alimentation qu’il souhaite, dans les quantités qu’il espère et de la qualité qu’il exige, dans son propre pays, relève de ce principe fondamental qu’est la souveraineté alimentaire ? A-t-il conscience qu’elle n’est acquise que grâce à l’autosuffisance que lui confère une agriculture diversifiée, répartie sur tout le territoire, exploitée par des agriculteurs nombreux, qualifiés et donc correctement rémunérés ? » Car l’action de l’Etat, seule, ne peut pas tout faire s’il n’y a pas, aussi, une prise de conscience publique la plus générale possible des enjeux et des possibilités d’action, autant collective qu’individuelle et familiale. L’Etat ne peut, ne doit pas se substituer aux citoyens, mais il a le devoir politique de les éclairer et de leur montrer le chemin le plus approprié aux intérêts de tous et au Bien commun. Les royalistes ne lui demandent pas forcément plus, mais ils lui demandent au moins cela, dans une vision historique de ce qu’est le pouvoir régalien et de ce qu’il permet mais s’impose aussi à lui-même…

 

 

20/11/2019

La justice sociale, notre boussole royaliste.

Depuis des années que je prône une Monarchie sociale, je constate parfois une certaine indifférence des milieux monarchistes sur cette fameuse question sociale qui, pourtant, ne cesse d’interroger notre société et les classes populaires comme, de plus en plus, les classes moyennes qui, jusqu’à cette dernière décennie, se croyaient à l’abri des dysfonctionnements de la mondialisation. Peut-être cela est-il dû à la sociologie des partisans de la Monarchie, qui se recrutent plus dans le monde des « intellectuels » (et ce n’est pas péjoratif sous ma plume) et de certaines élites sociales moins concernées par le chômage que la plupart de nos concitoyens. Bien sûr, nombre de royalistes militants ont lu Valois ou les écrits du Cercle Proudhon, mélange d’étudiants d’Action Française et d’ouvriers anarcho-syndicalistes, et dénoncent les excès du libéralisme économique, tout en clamant un « ni droite ni gauche » qui, s’il est théoriquement satisfaisant, est beaucoup moins compréhensible et pratiqué dans la réalité. Pourtant, il y a toujours eu des royalistes sociaux, depuis ces artisans attachés à leurs corporations dissoutes par les lois de 1791 et les légitimistes des années 1820-1880 dont certains n’hésiteront pas à se former en une « Montagne blanche » ouvriériste et « révolutionnaire » face au nouvel ordre bourgeois né de l’industrialisation du XIXe siècle, jusqu’aux militants de L’Accord Social de Firmin Bacconnier et à ses successeurs de Notre Avenir Français de Robert Lecompte qui, dans les années 1960-1990, maintenaient la flamme de ce royalisme social ordonné autour des écrits et idées de La Tour du Pin…

 

Le Groupe d’Action Royaliste est né, il y a une bonne dizaine d’années, autour de la volonté de renouer avec ce royalisme social et populaire d’antan, non pour entretenir une nostalgie, mais pour travailler sur la question sociale et ouvrir des pistes de proposition dans une France traversée de part en part par une globalisation qui n’est pas qu’économique : c’est la justice sociale qui est notre boussole, et il n’est pas indifférent de rappeler que c’est le roi Louis XVI à qui est attribué le premier usage de cette formule qui, bien plus tard, deviendra aussi le titre d’une revue royaliste du premier vingtième siècle ! Justice sociale qui ne signifie pas dogmatisme mais volonté de ne pas oublier les hommes dans la société, et de ne pas laisser les inégalités (1) devenir des injustices parce qu’elles sombreraient dans la démesure qui est l’ennemi de tout bien si l’on n’y prend garde.

 

Or, les années dernières semblent avoir renoué avec la « lutte des classes », et c’est un milliardaire états-unien qui, il y a déjà quelques temps, avouait qu’elle avait tournée à la victoire des plus riches ! A bien y regarder, nous assistons effectivement à un écart des ciseaux de plus en plus large entre les plus fortunés, très liés aux réseaux de la mondialisation et de la métropolisation, et les moins aisés, fragilisés socialement et culturellement mais aussi fascinés, pour nombre d’entre eux, par le système même qui les exploite et les aliène, celui de la société de consommation. En lisant nombre de textes sur la condition ouvrière au XIXe siècle en France et en Angleterre, j’ai remarqué une certaine gêne ouvrière, à partir du milieu de ce siècle de fer et d’acier, à s’en prendre au système de production et aux machines qui, pourtant, étaient l’un des éléments majeurs de leur exploitation souvent brutale. Pourtant, en 1811, les tisserands anglais, ruinés par la concurrence des machines, avaient engagé la destruction de celles-ci, au grand dam des propriétaires industriels : cette révolte contre les machines, baptisée « luddisme », était-elle hostile aux progrès techniques ou, bien plutôt, à leur usage désormais réservé à ceux qui avaient les moyens financiers de se les approprier ? C’était surtout un cri de désespoir de ceux qui ne voulaient pas mourir pauvres mais vivre de leur travail, librement, dignement. Il ne fut pas entendu mais, au contraire, fortement réprimé : en février 1812, une loi est votée par le parlement de Londres qui condamne à la peine capitale les destructeurs de machines… Ainsi, désormais, une machine vaut plus que la vie d’un homme ! Cet événement est l’un des plus importants de l’histoire sociale en Europe, mais il est totalement éludé aujourd’hui, à part quelques études universitaires souvent confidentielles et des textes militants des partisans de la décroissance qui en font état. Pourtant, avec les lois françaises de 1791 détruisant les corporations et le modèle social français (décret d’Allarde et loi Le Chapelier, mars et juin), c’est sans doute la date la plus révélatrice et symbolique de la violence du mode de développement industriel et économique issu de l’idéologie franklinienne, de ce « Time is Money » qui fait passer les intérêts de tous les hommes du Travail après ceux de l’Argent et de ses possesseurs fortunés.

 

Or, après cette résistance des artisans et ouvriers anglais de 1811-1817, et celle des Canuts de Lyon face aux mêmes enjeux sous la Monarchie de Juillet, les recrues de l’industrialisation, généralement issues des campagnes, paraissent renoncer à la contestation du système économique, aspirant plus à en profiter qu’à le remettre fondamentalement en cause, si ce n’est sur le seul rapport de domination : les luttes se font souvent anti-patronales ou salariales, et évoquent les questions statutaires des travailleurs sans poser la question du système de la Technique au service de l’Argent. Pourquoi ? La question mérite d’être posée, d’autant plus que le même système de développement industriel et économique s’est répandu sur le monde, accéléré encore ces trente dernières années par la mondialisation, et que la même gêne ouvrière, ou la même retenue des travailleurs, semble dominer, que cela soit en Chine ou en Malaisie, au Vietnam ou en Ethiopie (nouvel eldorado du travail sous-payé et des firmes transnationales…). A bien y regarder, j’en déduis que les travailleurs nouvellement entrés en usines ont acquis la certitude que leur exploitation est la voie d’accès pour l’intégration, « leur » intégration, dans la société de consommation à laquelle ils aspirent, sinon pour eux, du moins pour leurs enfants, puisqu’elle leur est présentée comme l’avenir radieux auquel mène forcément le « Développement » dont ils sont les soutiers, et ils représentent, intimement et sans le saisir parfois eux-mêmes, une « classe sacrificielle » (2). Ainsi, cette « aliénation » à ce millénarisme consumériste est le meilleur moyen de ce système de domination de l’Argent et de ses « plus fortunés », de cette « Fortune anonyme et vagabonde » qui vit de la mondialisation et de sa « fluidité » et qui sait se défendre malgré les révoltes sociales qui, un peu partout dans le monde, semblent surgir sans réussir à s’ordonner.

 

Et la Monarchie là-dedans ? Firmin Bacconnier avait bien compris, à la suite de La Tour du Pin, que celle-ci, si elle voulait se refonder solidement, devait s’enraciner dans une légitimité de « service social », et incarner, face aux féodalités financières et économiques, la Justice sociale. Mais la Monarchie royale « à la française » dispose d’un atout qu’elle a parfois hésité à engager dans le passé et, en particulier, au XIXe siècle : celui de son indépendance de situation, le roi ne tenant son sceptre ni de l’élection ni de l’Argent qui fait trop souvent cette dernière, et qui peut lui permettre de poser des actes politiques forts et éminemment sociaux. Le roi Louis XVIII, contre l’avis de certains de ses ministres et de ses « nouveaux » conseillers issus de la bourgeoisie d’affaires jadis chouchoutée par l’empereur alors déchu et exilé à l’île d’Elbe, avait fait adopter, dès sa montée sur le trône en 1814, une loi dite de « sanctification du dimanche » qui interdisait de commercer et de produire le jour du Seigneur alors que Napoléon, lui, affirmait que l’ouvrier pouvait bien travailler tous les jours puisqu’il mangeait au même rythme… Cette loi voulue par le roi fut combattue par les industriels, mais elle fut appliquée jusqu’en 1830 sans beaucoup d’exceptions, ce qui ne fut plus le cas dès le lendemain des Trois Glorieuses de Juillet : le coup « final » (en fait, temporaire…) porté au repos dominical le fut en 1880 quand les députés républicains, au nom de la « liberté du travail » (qui n’était, en fait, que celle de ceux qui avaient les moyens d’en fournir dans leurs usines…), abolirent cette loi dans laquelle, hypocritement, ils dénoncèrent un « reste de superstition » lié au dimanche et prôné par une Eglise considérée comme rétrograde !

 

La volonté sociale peut ainsi trouver en la Monarchie royale, et mieux qu’en République (celle-là même tenue par les puissances de l’Argent que dénonçait le président du conseil Emile Beaufort - Jean Gabin - dans son célèbre discours devant les députés, dans le film « Le Président »), le bras armé institutionnel et politique capable de s’imposer aux féodalités, non pour les asservir mais pour leur rappeler leurs devoirs sociaux sans laquelle aucune société ne peut satisfaire à la nécessaire justice sociale. Sur une affiche du métro parisien, un graffiti fleurdelysé visiblement écrit d’une main ferme déclarait il y a peu : « Sans Monarchie royale, pas de Justice sociale ! ». Nous en sommes bien persuadés aussi, non selon notre seul désir, mais par l’étude raisonnée de l’histoire sociale de notre pays. Et l’histoire ne doit pas rester au fond des bibliothèques, mais fournir des outils intellectuels pour penser ce qui est nécessaire au pays et à tous ceux qui y travaillent et aspirent à ce que leurs labeur et ouvrage soient reconnus, justement, par la société et payés de juste manière…

 

 

 

 

 

 

Notes : (1) : Les inégalités ne sont pas forcément mauvaises en elles-mêmes, la diversité des situations et des aspirations étant la nature de toute société équilibrée. Ne les confondons pas systématiquement (comme le font les égalitaristes) avec les injustices, qui n’en sont que le dévoiement !

 

(2) : La « classe sacrificielle » (que l’on peut aussi évoquer au pluriel) accepte ainsi une exploitation brutale contre laquelle elle se révolte peu, par peur de briser l’espérance qu’elle a de parvenir, un jour, à l’étage de « consommateurs ». C’est Henry Ford qui, l’un des premiers, a saisi tout l’intérêt de nourrir cette espérance d’accès à la société de consommation pour désarmer toute révolte : s’il ne renonce pas à l’exploitation ouvrière dans ses usines, il favorise la possibilité de se hisser dans la hiérarchie de la société de consommation par des salaires plus élevés et des horaires de travail moins contraignants (la contrainte étant déplacée sur l’acte de travail lui-même, par la « chaîne », si justement décrite par Simone Weil dans « La condition ouvrière » et dénoncée par Charlie Chaplin dans « Les temps modernes »…). Ainsi, l’aliénation au « rêve de consommation » permet de garantir « la fin des révolutions », du moins celles qui détruiraient en profondeur la société capitaliste par une forme de « décroissance » ou de « mesure » économique qui favoriserait d’autres types de propriété que celle qualifiée de « privée », sans pour autant abolir complètement cette dernière...