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07/08/2022

La puissance chinoise contemporaine. Partie 1 : Quand le libéralisme occidental nourrit le communisme chinois.

 

La République populaire de Chine existe en tant qu’État constitué depuis la victoire de Mao Tsé Toung sur les troupes « nationalistes » de Tchang Kaï Chek en 1949. La France l’a reconnue diplomatiquement en janvier 1964, par la bouche du général de Gaulle, à la grande colère des Etats-Unis : « Du fait que depuis quinze ans, la Chine presque toute entière est rassemblée sous un gouvernement qui lui applique sa loi et, qu’au dehors, elle se manifeste comme une puissance souveraine et indépendante, (…) le poids de l’évidence et de celui de la raison grandissant jour après jour, la République française a jugé, pour sa part, le moment venu de placer ses rapports avec la République populaire de Chine sur un plan normal, autrement dit diplomatique. » Dans cette reconnaissance, la morale et l’idéologie n’ont pas cours : de Gaulle ne se faisait aucune illusion sur la réalité totalitaire du communisme chinois, et il n’était pas communiste lui-même, seuls comptaient pour lui l’équilibre international d’une part, et l’indépendance française d’autre part, en dehors de toute autre considération. Reconnaître une réalité géopolitique n’est pas accepter l’idéologie du pays ainsi reconnu, et cela n’empêche aucunement aujourd’hui de s’émouvoir des souffrances des opposants et des autres habitants de la Chine, et de s’inquiéter de la volonté de mainmise de celle-ci sur Taïwan, là où s’étaient réfugiées les troupes de la Chine nationaliste après leur défaite continentale de 1949 : nous savons quel sort attend les populations taïwanaises après une éventuelle annexion pure et simple de cette terre (jadis nommée Formose) par la Chine dite populaire.

 

Oui, la puissance chinoise inquiète, et elle inquiète à juste titre : le totalitarisme communiste « brutal » du temps de Mao a laissé la place à un globalitarisme non moins assumé et tout aussi « intrusif », mais très attractif (car lucratif) pour les féodalités financières et économiques du monde occidental… Le vrai stratège révolutionnaire et éminemment marxiste (à la sauce locale chinoise…) n’est pas Mao, en fait, mais bien plutôt Deng Xiao Ping qui a sans doute beaucoup mieux appliqué l’esprit de la formule de Lénine, « Nous leur vendrons même la corde pour les pendre » (1), que son prédécesseur qui, lui, avait une conception plus « immédiate » de l’application de l’idéologie : Deng considérait que pour faire triompher le communisme, il fallait d’abord « faire de la force » et se rendre indispensable, voire incontournable sur la scène économique mondiale, et rendre, ainsi, les autres puissances dépendantes de la Chine pour pouvoir imposer « son » ordre sans avoir à tirer un seul coup de feu… La cupidité du capitalisme occidental, que connaissait bien Deng comme Lénine avant lui, a fait ainsi du nain économique chinois de 1979 le véritable géant de 2022 auquel il est désormais difficile de résister sans conséquences terribles pour les économies et les sociétés occidentales…

 

Durant cette période de « naissance » de la Chine contemporaine, l’illusion des économistes libéraux (2) mais aussi de nombre de démocrates de toutes les obédiences possibles, fut de croire que l’ouverture économique entraînerait forcément l’ouverture politique, une croyance que certains évoqueraient aujourd’hui comme un réflexe idéologique « colonial » qui négligeait les particularités proprement chinoises du pouvoir communiste de Pékin. Or, si l’économie chinoise devint l’une des principales du monde (la Chine devenant l’atelier du monde, comme l’Angleterre l’avait été au XIXe siècle), ce n’est pas la démocratie libérale qui sortit renforcée de cette forte croissance, mais bien le pouvoir politique du Parti Communiste, toujours au pouvoir aujourd’hui et cela sans sursis… Il y eut bien une tentative de « démocratisation à l’occidentale » lors de la première moitié de 1989 (le « printemps de Pékin »), mais elle finit sous les tirs et les chenilles des chars de l’Armée Populaire, sans que l’Occident ne bouge autrement que par quelques manifestations d’indignation vertueuse sans lendemain et une limitation du commerce des armes… Les entreprises occidentales continuèrent à délocaliser leurs usines européennes ou américaines vers la Chine sans coup férir, et la Chine devint l’Eldorado industriel pour un Occident soucieux de ne pas déchoir de son statut de société de consommation… Les pays les plus libéraux, des États-Unis aux pays de l’Union européenne, firent de l’économie chinoise un « miracle » : pour eux et en pensant à eux d’abord (ou à leurs classes dirigeantes, diraient certains esprits caustiques…), parce que les prix de production étaient bien plus bas que sur les territoires occidentaux qu’ils condamnaient eux-mêmes à la désindustrialisation (l’ouvrier français était devenu « trop cher », expliquaient doctement les économistes de la mondialisation heureuse pour justifier l’abandon des usines en France), et que cela assuraient des prix bas à la consommation pour leurs populations désormais dépendantes d’un consommatorisme constitutif de l’identité occidentale elle-même ; pour la Chine, qui sortit de la situation de précarité et d’impuissance, et devint, en moins d’une génération, la première puissance commerciale (depuis 2013) et la deuxième puissance économique mondiale, passant de l’imitation et du bas de gamme pour ses entreprises locales à l’invention et à l’indispensable technologique dans le même temps.

 

Je me souviens encore des avertissements du maurrassien Pierre Debray dans les colonnes de Je Suis Français (années 1980) et dans celles de L’Action Française (1994) sur la montée en puissance de la Chine et sur les illusions occidentales à son égard : mais, c’était peine perdue alors ! Malgré l’écrasement du printemps de Pékin, le « Made in China » s’imposa en quelques années et les économistes libéraux ne voyaient que le triomphe d’une nouvelle et simple forme de « libéralisme autoritaire » en oubliant que la Chine restait, encore et toujours, entre les mains du Parti Communiste et ne cédait rien, politiquement parlant, à l’idéologie de la démocratie occidentale. Mais, lorsqu’il m’arrivait, au détour d’une conversation, de le rappeler, l’on me rétorquait que ce n’était plus vraiment le communisme, que l’on ne pouvait pas se passer de la Chine, que les Chinois étaient désormais bien intégrés dans la mondialisation et que le modèle de société de consommation triomphait en Chine… Bref, la Chine était « acceptable » et la critiquer était faire preuve de « néocolonialisme » ou ne rien comprendre aux réalités économiques ! J’ai constaté alors, sans grande surprise il est vrai, que le libéralisme se conjuguait plus sur le plan économique que politique, et que les mêmes qui me parlaient droits de l’homme, démocratie, liberté (etc.), oubliaient leurs valeurs (du moins les morales, non les financières…) dès que la mondialisation était en jeu ou simplement évoquée…

 

Le résultat est là : la mondialisation capitaliste libérale a nourri le communisme chinois, et les capitalistes ont bien vendu la corde pour les pendre (à moins que ce ne soit nous, les pendus…) ou, du moins, pour les lier à cette Chine qui, aujourd’hui, leur permet d’avoir téléphones, ordinateurs ou panneaux solaires ! Et, malgré tous les remous actuels autour de Taïwan, qui parle de quitter le marché chinois ? Lorsque l’entreprise agroalimentaire Mars Wrigley commet « l’erreur » de parler de Taïwan comme d’un « pays » (c’est-à-dire, selon la définition usuelle, d’un ensemble territorial disposant d’un État souverain et d’une identité nationale, en somme) dans une de ses publicités pour des barres chocolatées, elle se sent obligée, suite aux réactions indignées des internautes chinois, de s’excuser et de rajouter qu’elle « respecte la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Chine », faisant alors fi de l’existence même de Taïwan sans provoquer, étrangement, de réaction particulière de Washington ni des capitales occidentales qui abritent la maison-mère et les filiales du géant Mars Wrigley. Le sommet de l’hypocrisie est atteint quand Snickers Chine (filiale chinoise de Mars Wrigley) publie sur son compte social le message explicite suivant : « Il n’y a qu’une seule Chine dans le monde et Taïwan est une partie inaliénable du territoire chinois » (3) … Nous parlons bien là d’une entreprise états-unienne dont le siège social est en Virginie, aux États-Unis et non à Pékin, et qui vante ses valeurs « libérales » à longueur de communications publicitaires et médiatiques !

 

D’ailleurs, quelle est l’entreprise occidentale, issue du monde libéral (ou se prétendant tel) et vivant de la mondialisation qui se veut tout aussi libérale (n’est-ce pas d’ailleurs là un excès de langage ? La question mériterait, en fait, d’être posée !), qui proteste contre le régime totalitaire communiste, contre les persécutions d’opposants (qu’ils soient catholiques, Tibétains ou Ouïghours musulmans…), contre l’exploitation des travailleurs et les conditions de logement de ceux-ci ? Bien sûr, il y a le respect de la souveraineté de chaque pays, et elle ne doit pas être négligée : cela n’empêche pas de s’inquiéter pour les populations locales et de favoriser, par la stratégie économique de production, d’échange et d’achat, les pays les plus proches du nôtre ou les plus socialement vertueux… Si les nations peuvent le faire, il n’est pas interdit aux consommateurs d’appliquer la même stratégie : « nos emplettes sont nos emplois », disait un slogan d’il y a quelques années, et la formule peut s’entendre aussi sur un plan plus politique et social, voire « humaniste »…

 

 

 

 

(à suivre)

 

 

Notes : (1) : La formule exacte est, selon les traductions existantes : « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons », mais elle est attribuée tantôt à Lénine, tantôt à d’autres dirigeants bolcheviques de l’époque de la NEP (années 1920). En fait, lorsque Lénine est censé la prononcer, il s’agit surtout pour lui de faire accepter l’aide alimentaire occidentale pour lutter contre la famine provoquée par les réquisitions abusives de produits agricoles au profit des villes, ou de légitimer la (légère) libéralisation incarnée par la NEP que les plus doctrinaires des bolcheviques considèrent comme un « recul idéologique » inacceptable…

 

(2) : Quand nous parlons des économistes libéraux, nous voulons dire ceux qui mettent à la base de leur idéologie la propriété privée des moyens de production, le libre-échange et, entre autres, la recherche libre et assumée du profit et, au-delà, de la profitabilité, considérant l’argent comme la valeur de détermination de la place dans la société… Cette définition basique n’empêche évidemment pas de la préciser et de la nuancer, et il serait faux de voir dans le courant libéral un ensemble totalement homogène, au-delà des éléments de définition évoqués plus haut : entre un Hayek et un Aron, que de différences malgré l’étiquette commune !

 

(3) : M. Mélenchon a soulevé une véritable tempête de réactions (principalement à gauche, d’ailleurs) l’accusant de complicité avec la dictature communiste pour des propos équivalents ! L’entreprise Mars, elle, n’a pas connu un tel hourvari : au fait, pourquoi ?

 

 

 

 

 

 

02/08/2022

Quelques leçons de l'antique Athènes (1).

 

La démocratie est née à Athènes, nous dit l’historien, et le souvenir de Périclès semble hanter ce grand mot comme il hante le nom d’Athènes même. Mythe, histoire, idéologie… : à quoi raccrocher la démocratie, et le mot qui résonne dans toutes les enceintes de la République (et au-delà, autant de celles-ci que de celle-là) a-t-il le même écho chez tous les citoyens de notre France contemporaine ? J’en doute, et cela depuis le temps de mes quinze ans. Le fort dossier de la revue Front Populaire, dossier intitulé « Mort de la démocratie. Un peuple en trop », a le mérite d’ouvrir quelques pistes de réflexion sans que l’on se sente obligé de s’accorder avec toutes. Ce qui est certain, c’est qu’elles sortent bien souvent et fort heureusement de la doxa de l’éducation nationale qui, dans ses manuels scolaires, se contente trop souvent d’un discours idéologique et moraliste plus que proprement scientifique, historiquement parlant, et philosophique : il est vrai qu’il ne s’agit pas alors de faire réfléchir mais de formater les esprits autant que possible dans un sens qui ne disconvient pas aux féodalités dominantes en notre République, mondialisée sans doute plus que trop visiblement mondialiste.

 

Athènes est-elle la mauvaise conscience de notre démocratie contemporaine ? Il n’est pas interdit de le penser quand on se rappelle que l’Union européenne a renoncé à se référer aux origines athéniennes de l’Europe dans le préambule de sa constitution, il y a presque vingt ans : ce qui pourrait sembler n’être qu’un détail sans importance est, en fait, un terrible révélateur de « l’abandon européen », de ce refus de poursuivre l’histoire ou, plutôt, la civilisation née de l’Antiquité gréco-latine et qui irrigue encore le terreau de nos cultures européennes et, au-delà, de la civilisation française elle-même, sans doute la plus aboutie des civilisations historiques du monde et pourtant fort menacée et fragilisée par la globalisation et le globalitarisme contemporains (1). En fait, la démocratie du siècle de Périclès paraît désormais presque à l’opposé des démocraties européennes dites représentatives et, par la même occasion, oligarchiques (voire ploutocratiques), ce que Michel de Jaeghere précise dans l’entretien publié par Front Populaire de cet été 2022, en faisant remonter la rupture entre les deux conceptions (athénienne ancienne et européenne contemporaine) à 1789 et à la Déclaration d’août de cette année-là, à Versailles : « (…) l’État de droit désigne, pour nous, tout autre chose [que « identifier la liberté à la primauté de la loi sur l’arbitraire »] depuis que nous avons fait entrer dans le droit positif la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : avec elle, une philosophie individualiste qui proclame que les hommes naissant libres et égaux en droit, l’individu a des droits illimités, antérieurs et supérieurs à ceux de la société, et qu’ils sont dès lors opposables à toutes les institutions, considérées par leurs cadres, leurs disciplines, leurs frontières comme ontologiquement aliénantes. » En somme, l’individualisme a perverti le sens originel athénien de la démocratie en la ramenant à la recherche de la simple satisfaction de besoins individuels, souvent égoïstes au sens premier du terme parce qu’ils se fondent sur le sentiment personnel plutôt que sur la conciliation collective et l’intégration à une société préexistante à celui qui revendique « son » droit personnel, individualisé sans forcément beaucoup d’égard pour « l’altérité » et la collectivité fondatrice et enracinée. L’individu peut devenir alors ce citoyen « incivique » qui légitimera Créon (le « pays légal ») et détestera Antigone (le « pays éternel »), celle qui croit en des valeurs supérieures à la seule légalité de « l’immédiateté démocratique » (2). Entre Créon et Antigone, mon choix ira toujours vers Antigone (3), et Charles Maurras, celui qui effraie tant les bien-pensants qui se targuent de démocratie en oubliant toute démophilie qu’ils assimilent à du populisme (4), a rappelé que c’est Créon qui est infidèle à l’esprit de la Cité et non Antigone (cette « Vierge-mère de l’ordre » comme il la nommera), pourtant condamnée légalement (comme le sera Socrate, d’ailleurs) et victime expiatoire d’un Pouvoir persuadé de son « bon droit ».

 

Comme le souligne Michel de Jaeghere : « A l’instar de l’Antigone de Sophocle, et au contraire de la quasi-totalité de nos hommes politiques, ils [les Athéniens] proclamaient qu’au-dessus des lois humaines, il y avait les lois non écrites, inébranlables, des dieux, qu’il n’appartiendrait jamais à Créon de transgresser, serait-il élu démocratiquement. Ces lois commandaient tout une part de la vie morale. Elles obligeaient à la loyauté, au respect des traités, à la piété filiale, au patriotisme, elles interdisaient le sacrilège, le viol des serments, la mise à mort d’un prisonnier, la privation de sépulture ; elles imposaient le respect de la propriété privée et celui de la vie des innocents. » En somme, la société et son harmonie (qui n’était pas toujours « facile »…) primaient, et le sort de l’individu ne pouvait se prévaloir d’une quelconque priorité sur celui de la Cité : « pas de Cité, pas de citoyens », pensaient les anciens Athéniens, qui n’oubliaient pas de préciser que la Cité, c’était les citoyens aussi, ceux du moment qui étaient les héritiers de ceux d’avant et qui devaient se placer dans « l’ordre » (la lignée, diraient certains) de leurs prédécesseurs au risque de perdre ce qui faisait la nature même de la Cité, sa liberté protectrice, son indépendance souveraine sans laquelle les citoyens du présent perdaient leurs propres libertés collectives et particulières, et celles de leur descendance. C’est aussi une leçon pour aujourd’hui, et l’histoire des derniers siècles (en particulier du XXe), qu’il convient de ne pas oublier, l’a confirmée, y compris à nos dépens : occupée, la France n’est plus libre et les Français non plus, quelles que soient les arguties politiques ou juridiques qui cherchent à montrer le contraire. Mais la nation, si l’État est prisonnier ou vassal d’un autre, peut survivre au-delà même du territoire de la patrie : d’une part par l’exil de la « part combattante et résistante » en un lieu « d’intérim territorial » (l’île de Salamine ou Londres) ; d’autre part par la résistance enracinée, principalement celle de l’esprit et du sentiment d’appartenance à une communauté historique, sur le lieu même indûment occupé par l’envahisseur. Pour cela, encore faut-il que l’individualisme n’ait pas étouffé tout esprit de liberté et de reconnaissance civique.

 

La société de consommation contemporaine semble parfois avoir transformé les citoyens en simples consommateurs-contribuables, et le sort de l’ensemble civique, de ce « Tout pluriel », peut laisser indifférents les individus « socialement désaccordés » qui se préoccupent de leur seule existence, dans une société devenue anomique et, d’une certaine manière, anonyme parce que se mondialisant au risque de perdre toute particularité essentielle. Or, le retour brutal de la guerre militaire dans notre horizon géopolitique et mental contemporain, après celui de la crudité (et de la cruauté) du terrorisme des années 2010 sur notre propre territoire (particulièrement durant les années 2015 et 2016), marque aussi le retour du questionnement sur l’appartenance à la Cité et ses conséquences, et sur la définition même de la Cité et ses formes institutionnelles, à la recherche de celles qui peuvent assurer le mieux la pérennité des populations et des patrimoines collectifs qui sont siens…

 

 

 

 (à suivre)

 

 

 

 

Notes :

 

(1) : Certains me reprocheront de trop valoriser la civilisation française (différente de ce que l’on nomme, peut-être injustement, la civilisation européenne, notion d’ailleurs en voie de disparition des manuels scolaires quand elle était encore vantée il y a moins de vingt ans sous la formule « identité de l’Europe » …), le mot civilisation lui-même ayant désormais mauvaise presse au point de ne plus être prononcé, ou presque, sur la scène publique et dans l’éducation nationale. Mais j’assume : oui, il y a une civilisation française dont les étrangers perçoivent souvent plus que nous-mêmes l’existence et les traits majeurs parfois déformés par le cinéma et les séries télévisées et, surtout, par les agences de communication chargées d’alimenter les flux touristiques de par le monde… Cette civilisation française plonge ses racines dans des univers parfois fort différents et avec des calendriers qui ne sont pas tous alignés les uns sur les autres (de l’Antiquité à nos jours), et, s’il peut y avoir un tronc commun et une sève historique que l’on peut résumer par le mot nation auquel il faudra rajouter, pour éviter toute confusion, l’adjectif française, les branches et les fleurs peuvent être de formes et de couleurs différentes sans menacer l’harmonie de l’ensemble…

 

(2) : « L’immédiateté démocratique » peut être définie comme ce paradoxe apparent d’un vote qui donne à la démocratie un « commandement », sur un temps plus ou moins long, d’une présidence ou d’une législature, fondé sur la représentativité des vainqueurs ou de la « majorité électorale » du moment (et l’abstention, elle, disparaît complétement, signifiant alors une absence « illégitime » et « illégale » dans le sens où elle ne peut fonder, par définition comme institutionnellement, aucune politique de représentation et de gouvernement) mais qui peut, pour certains, être remise en cause dès le lendemain par un autre vote ou par « l’état de l’opinion » défini ou orienté par les sondages… C’est, d’une certaine manière, une forme de mouvement permanent, d’agitation sans fin ni fond, simplement dominé par l’émotion individuelle qui cherche, parfois, à se faire collective… Les réseaux sociaux, s’ils peuvent illustrer cette « immédiateté » et cette agitation permanente, ne font que reprendre, sans doute en moins tragique, le « mouvementisme » de la période de la Révolution française qui vit valser gouvernements et têtes en un temps vif et court (de l’été 1792 à l’été 1794 pour les secondes plus encore que pour les premiers ; de l’été 1794 à l’automne 1799 pour les premiers plus que pour les secondes…).

 

(3) : En fait, est-il si facile de savoir distinguer entre Créon et Antigone, selon les époques et les circonstances ? Maurras lui-même, malgré toute sa raison raisonnante et son nationalisme raisonné, confondra Pétain avec Antigone et verra en de Gaulle, qu’il avait pourtant encensé quelques temps auparavant (en particulier au début juin 1940, dans les colonnes de l’Action française), une sorte de Créon continuateur de cette Troisième République qui avait mené la France à la catastrophe et un « diviseur » : une erreur incompréhensible pour qui lit la collection de l’AF d’avant cette date funeste.

Cette difficulté (et ces problèmes de conscience que l’on ne peut méconnaître, non pour excuser mais pour saisir toute l’humanité terrible du choix… et des erreurs, l’homme étant, par nature, faillible !) à savoir reconnaître Antigone et Créon rappelle aussi les propos que l’on prête au gouverneur de Launay, en charge de la vieille forteresse médiévale de la Bastille au 14 juillet 1789, propos dans lesquels il avoue son désarroi sur ce qu’il devrait faire, selon les devoirs liés à sa fonction d’officier du roi…

 

(4) : La démophilie, c’est, littéralement, « l’amour du peuple », l’amour que l’on porte à lui non par démagogie mais par charité sociale et convivialité, et par le désir de sa pérennité et de le servir, y compris au-delà de ses propres volontés suicidaires s’il en a. Quand la démocratie contemporaine fait du peuple le souverain, elle n’en est pas amoureuse ni même amie, mais elle lui fait juste la cour le temps d’une campagne électorale pour qu’il lui donne les clés du pouvoir que les élus exerceront en son nom, mais en toute indépendance de celui-ci, les révolutionnaires français de 1789 ayant pris bien soin d’interdire dès l’été de cette année-là le mandat impératif…

 

 

 

13/07/2022

Quand le capitalisme oublie toute bonté sociale... (Qatar, 2022)

 

L’exploitation des travailleurs au Qatar, dans la perspective de la prochaine Coupe du monde de balle-au-pied, n’émeut toujours pas les grandes consciences de la « mondialisation heureuse » qui semblent penser que « cela ira mieux demain, avec quelques réglages » et qui raisonnent en termes statistiques plutôt qu’en termes humains, sociaux et civilisationnels, au risque de ne pas saisir le scandale que constitue, en définitive, la vision purement capitalistique du monde et de ses développements à travers celui-ci. Il y a bien sûr un débat possible sur les définitions du capitalisme et sur ses variantes, du capitalisme « familial » (qu’il est possible de défendre, voire de promouvoir sans déchoir) au capitalisme monstrueux des gigastructures et des mégaprofits, ce capitalisme de l’hubris qui est le règne nuisible des féodalités de « l’Avoir », appuyé sur l’idéologie franklino-fordiste (1) animant et encadrant le monde contemporain (2). Mais il n’y a pas que les conditions de travail qui sont concernées par l’exploitation capitaliste : les conditions du « hors-travail », c’est-à-dire les conditions de vie sont tout aussi importantes à évoquer, parce qu’elles sont à la fois les conséquences de cette exploitation au travail, et parce qu’elles déterminent aussi l’état général des travailleurs et leur capacité à produire, à conduire, à servir, ici dans le cadre de la construction des infrastructures sportives et touristiques du Qatar. Elles ne sont donc pas négligeables également pour saisir l’état de la question sociale dans le pays envisagé.

 

Dans l’édition du jeudi 7 juillet dernier du quotidien La Croix, les conditions de logement des travailleurs étrangers sont ainsi évoquées, et elles ne sont guère à la hauteur de ce que l’on aurait pu attendre dans un pays rentier aussi riche : « (…) Trois préfabriqués empilés comme des Lego. C’est là que vivent les 200 salariés de Beton W.L.L., qui se vante d’avoir contribué aux plus grandes infrastructures du pays.

« Raja dort dans le troisième bloc. Son lieu de vie partagé avec deux autres ouvriers ne dépasse pas les 15 m2, malgré la réglementation prévoyant 6 m2 minimum par salarié. S’y entassent deux lits superposés, interdits par la loi, et un lit simple. » Ces conditions d’habitat rappellent celles qui existaient en France jusqu’aux années 1950 pour les travailleurs français et celles qui, osons le dire, persistent encore dans notre pays pour nombre d’ouvriers agricoles étrangers au moment des récoltes et des vendanges, sans oublier les exploités des ateliers textiles (à peine) clandestins dans certains quartiers de Paris et de ses proches périphéries : de toute façon, quels que soient les lieux, cela reste des conditions indignes au regard des possibilités de nos sociétés et des richesses de celles-ci ! Il me semble juste que, lorsque des entreprises (minières, agricoles, industrielles, ou de service) font appel à de la main-d’œuvre (même temporaire), elles assurent un logement décent à ceux qui travaillent pour elles : c’est une question de principe !

 

Certains verront dans mes derniers propos une nostalgie des corporations anciennes qui assuraient le gîte et le couvert à leurs apprentis, et fixaient parfois des règles très contraignantes aux patrons sur cet aspect-là de l’accueil des ouvriers, avec des nuances plus ou moins importantes selon les métiers considérés et les lieux d’exercice de ceux-ci. Nostalgie ? Pas complètement : il n’est pas interdit de penser que les défauts avérés du capitalisme contemporain et le désir, fort, de justice sociale qui parcourt les classes productives du pays puissent susciter une réflexion sur la (re)création de corps intermédiaires professionnels chargés de veiller, au-delà de l’Etat lui-même, au respect de la qualité de l’ouvrage et du bien-être nécessaire des travailleurs produisant selon les codes de cette qualité.

 

Nous en sommes bien loin au Qatar, en tout cas, comme le montre le témoignage évoqué plus haut ! Mais il y a quelques remarques à faire néanmoins, pour éviter quelques erreurs d’appréciation sur ce sujet. Tout d’abord, l’organisation d’une coupe du monde de balle-au-pied offerte au Qatar est une occasion pour soulever la question sociale dans cet émirat qui cherche une reconnaissance internationale et qui veille à offrir, aux yeux des spectateurs et des opinions publiques étrangères, une image crédible et honorable : du coup, le Qatar, jusque-là peu réputé pour son respect des conditions de travail et de vie des ouvriers (principalement étrangers, au demeurant), a fait quelques efforts en ce domaine : « La fin du système de kafala [système de parrainage du travailleur étranger par un employeur local, qui rappelle le statut de métèque à Athènes, avec le parrainage des commerçants ou des ouvriers étrangers par un citoyen pour pouvoir gagner sa vie dans la cité et être protégé au sein de celle-ci], longtemps décrit comme un outil de servitude, la hausse du salaire minimum (230 Euros) et des obligations sur le logement ont été annoncées en grande pompe. Un effort visant à rassurer la communauté internationale et la Fifa. L’an dernier, le ministère du travail a mis en place une plateforme en ligne permettant aux travailleurs de signaler des abus de leur entreprise de manière anonyme. » Une leçon peut en être tirée, qui était déjà celle faite par les catholiques sociaux français au XIXe siècle, après la dérégulation libérale (et antisociale) de 1791 : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », s’écriait Lacordaire en 1848 (3), à rebours d’un libéralisme qu’il défendait pourtant sur le plan politique (et beaucoup moins sur le plan économique !). Même si « la loi » qu’il évoque est la loi divine (et non politique et parlementaire), la citation peut tout à fait éclairer notre propos et notre sentiment : la liberté économique sans frein, qui n’appartient réellement qu’à ceux qui ont les moyens financiers de l’assumer dans une économie de marché où c’est l’argent qui « offre le travail », est un asservissement des ouvriers qui n’ont, eux, que leurs forces physiques à offrir dans une société où le travail n’est plus considéré que comme une « marchandise de moyen » (souvent standardisé comme les produits sortis d’usines, que l’on pourrait qualifier de « marchandises de résultat »)… Il n’est donc pas inutile que les institutions politiques, ou sociales (corporatives, par exemple, si l’on veut éviter que l’Etat ne prenne trop de place), interviennent, non pour « faire » l’économie ou pour en supprimer toutes les libertés, mais pour préserver celles des travailleurs, et leur assurer des conditions dignes si les entreprises ne les assurent pas naturellement ou spontanément.

 

Dans ce cas précis du Qatar, qui doit nous interpeller et nous permettre de nous interroger aussi sur les questions sociales en général, le pouvoir politique a fait évoluer le droit local pour améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers, y compris étrangers, comme les premières lois sociales du XIXe siècle ont permis de limiter, un peu, les effets des lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791, ces lois révolutionnaires et bourgeoises d’une « liberté du travail » qui n’était nullement celle des travailleurs. Mais, comme en France et comme pour prouver que la liberté capitaliste est aussi trop souvent un libertarisme insoucieux des personnes, les entreprises du Qatar ne respectent pas le nouveau droit du travail, et jouent de l’insuffisance des moyens mis en œuvre par l’Etat pour faire respecter celui-ci : comme le souligne un agent de sécurité ougandais au journaliste de La Croix, « Rien n’a évolué, malgré les réformes. On ne peut toujours pas changer de travail comme bon nous semble. Les heures supplémentaires ne sont pas payées et il faut se battre pour obtenir son salaire. Les patrons font encore la loi. » Un autre exemple de la duplicité des entreprises envers les ouvriers, dans le témoignage de Raja, déjà cité : « La loi qatarienne oblige son employeur, Beton W.L.L., à payer ses soins médicaux et son indisponibilité. « Les médecins qatariens m’ont conseillé de rentrer au Népal pour ma rééducation. L’entreprise m’a dit que ce serait moins cher. Mais lorsque je suis rentré au pays, j’ai découvert qu’elle avait déduit 12 000 riyals qatariens (plus de 3 000 euros, NDLR) de mes salaires et congés payés en attente, au titre du paiement des frais d’hôpital au Qatar. » Raja dit avoir vendu des terres pour financer sa coûteuse rééducation et être revenu au Qatar pour payer notamment ses frais d’assurance. » Cela rappelle ces patrons français qui faisaient travailler leurs ouvriers le dimanche malgré l’ordonnance royale du 7 juin 1814, repris par la loi du 18 novembre 1814 (loi dite de « sanctification du dimanche »), et cela à partir de 1830, après la chute de Charles X, considérant que cette loi de la monarchie déchue « violait » la liberté du travail établie par les lois de 1791 : La Tour du Pin, le théoricien du corporatisme royaliste français, en avait déduit qu’il était vain d’attendre du patronat français une quelconque bonté sociale et qu’il faudrait lui « tordre le bras » pour faire progresser les droits des travailleurs… Le même raisonnement pourrait s’appliquer, visiblement, aux entrepreneurs présents au Qatar ! Egoïsme des possédants sûrs de ne pas être contredits, sans doute… (Mais jusqu’à quand ?)

 

C’est pour cela que, plutôt que de dénoncer en vain l’émirat du Qatar (pour lequel j’avoue n’avoir aucune sympathie particulière), il me paraît plus efficace de dénoncer un système économique « grand-capitaliste » qui permet une telle indécence sociale de la part des grandes entreprises y travaillant, et de faire pression sur le Qatar lui-même pour qu’il s’engage à faire respecter les lois sociales qu’il a, timidement, mises en place, en lui indiquant (fermement…) qu’il a tout à gagner à l’application visible et réelle des lois sociales plutôt qu’à l’indifférence qui pourrait nourrir les colères du lendemain à son égard, y compris en son sein. Après tout, ces quelques lois sociales (insuffisantes, certes), c’est toujours mieux que rien, et je ne suis pas partisan d’une politique du pire – « la pire des politiques » selon Maurras – qui revendiquerait « tout » pour n’avoir, en fin que compte, que… « rien du tout » ! Le meilleur moyen d’aider les ouvriers qui œuvrent et souffrent là-bas, c’est de ne pas les oublier et de faire savoir que nous ne les oublions pas, non par l’imprécation mais par l’information et la pression qui peut prendre de multiples formes ici comme là-bas…

 

 

 

 

 

 

 

Notes : (1) : L’idéologie franklino-fordiste, qu’il conviendrait de définir plus précisément, peut se résumer en quelques termes et formules : celle de Benjamin Franklin, « Time is Money », qui financiarise le temps et sacralise l’argent, au détriment de la liberté du travailleur et des activités non-économiques considérées comme « futiles » (1bis) ; l’individualisme de masse ; la société de consommation et de loisirs ; la croissance obligatoire ; etc.

 

(1bis) : Du temps de Franklin, c’est le travail et éventuellement son exploitation par les puissances de l’argent qui « rapportaient » et créaient de la valeur financière. Aujourd’hui, c’est aussi le temps libre qui est devenu créateur de richesses monétaires, sous le nom de « loisirs » (au pluriel), désormais payants et souvent addictifs… Le temps gratuit a-t-il disparu pour autant ? Non : regarder un coucher de soleil reste un loisir sans prix et d’une beauté « non-quantifiable »…

 

(2) : Une prochaine note évoquera à nouveau, et de façon plus approfondie, la grande question du capitalisme…

 

(3) : Lacordaire, religieux dominicain français et journaliste catholique, républicain vite déçu par la République en 1848, fut l’un des « animateurs » du catholicisme « libéral et social » au milieu du XIXe siècle.

 

 

 

 

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