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09/10/2008

La crise, transfert de richesses vers l'Asie.

La crise financière continue à se développer sans que l’on sache combien de temps elle va durer et quelles en seront toutes les conséquences. La dégringolade des places boursières donne l’impression d’une vaste panique incontrôlée et d’une perte de confiance généralisée dans le système financier mondial. Mais, au-delà des évènements, il me semble important de chercher à comprendre ce qui se passe, condition indispensable à toute stratégie économique crédible et à toute réponse politique.

En fait, il n’est pas inutile de se rappeler que le terme même de crise est la traduction française du mot grec « krisis » qui signifie « séparation » : c’est bien de cela dont il s’agit, une séparation entre un avant et un après, une forme de transition en somme entre deux situations, deux réalités, deux mondes.

Ainsi, nous assistons au « passage de témoin » de la puissance financière et économique, des pays du Nord (Etats-Unis, pays européens, principalement) à certaines nations d’Asie, en particulier l’Inde et la Chine, ce que soulignent quelques (rares) articles qui évitent de tomber dans le piège d’une lecture simpliste et seulement idéologique, pas toujours suffisante pour comprendre la situation présente : si crise du capitalisme il y a, cela ne signifie pas la fin de celui-ci mais son transfert dans de nouveaux espaces dominants, dans de nouvelles zones de réalisation et d’expansion. Le centre du monde se déplace vers l’Asie et, comme tout déracinement de ce que l’on a cru éternel et inexpugnable, cela se fait dans de grands craquements et dans la poussière soulevée par ces grands arbres qui s’abattent sur un sol devenu aride… L’argent est désormais ailleurs que dans nos pays qui, en caricaturant un peu, se contentent juste de consommer des produits fabriqués en Asie, serrant par là-même la corde autour du cou de nos économies.

La question posée dans « Le Monde 2 » dans son édition du samedi 4 octobre : « Au décours de cette crise, les actuels maîtres du monde seront-ils toujours ceux de demain ? » trouve ainsi sa réponse dans un autre article du « Monde » du même jour : « La crise renforcera l’Asie », article de l’économiste Jean-Raphaël Chaponniere qu’il conviendrait de découper et de conserver dans son portefeuille, non comme un talisman mais comme un avertissement, et qui confirme mes prévisions déjà anciennes.

Ainsi, est-il expliqué que « la crise financière, la plus grave depuis 1929, accélérera le glissement du centre du monde vers l’Asie », glissement commencé depuis les années 80-90 et freiné par la crise de 1997. « Cependant, tous les pays asiatiques ont tiré les leçons de la crise de 1997 et ont accumulé des réserves pour se protéger. Investis en bons du Trésor américain, elles ont permis aux Etats-Unis de maintenir des taux d’intérêt bas et aux ménages américains de s’endetter davantage. L’Asie a ainsi profité de la boulimie de consommation aux Etats-Unis. Ces excès ont conduit à la crise. (…)

Depuis l’été 2007, les Etats-Unis souffrent de la grippe des subprimes et, si les marchés asiatiques ont souffert, les économies réelles ont été épargnées. En 2009, elles seront bien sûr affectées par la récession qui s’annonce. Pour autant, elles connaîtront un rythme de croissance supérieur à celui des économies américaines, européennes et japonaises.

(…) L’attention portée aux échanges occulte l’essentiel : la croissance asiatique repose bien davantage sur la demande domestique. L’investissement et la consommation sont les principaux ressorts de ces pays. Ils ne seront affectés qu’à la marge par la crise. (…)

Les Etats et les ménages asiatiques qui en ont les moyens financiers continueront d’investir et de consommer. S’ils ont pâti de la crise financière, les fonds souverains asiatiques vont quant à eux probablement saisir cette opportunité pour acquérir des actifs aux Etats-Unis et en Europe.

(…) En accélérant le basculement vers l’Asie, la crise actuelle accouchera d’un monde multipolaire. ».

Comprendre ce transfert de richesses et de puissance économique, c’est en prévenir aussi les conséquences et en amortir le choc : le capitalisme libéral, s’il se retire de nos terres pour aller fleurir ailleurs, pourrait bien laisser la place à de nouvelles formes, traditionnelles ou inédites, d’économie et de société, mieux orientées vers le partage et la sobriété. Pour en finir, non pas avec l’Argent, mais avec son règne indécent et cruel…

 

01/10/2008

Ford, plus révolutionnaire que Lénine.

Je poursuis mes cours sur « les révolutions industrielles » et je ne cesse de lire des articles et d’emprunter ou d’acheter des livres sur le sujet pour compléter mon propos ou l’amender : je trouve ce thème passionnant à l’heure où notre société doit affronter une vaste crise financière qui est aussi une transition vers un monde nouveau dont je ne suis pas certain des contours mais qui m’apparaît fort différent de celui dans lequel nous évoluons aujourd’hui encore.

Une de mes sources de réflexion (mais pas la seule) est constituée par les articles de l’essayiste Pierre Debray, bien oublié désormais (sans doute à tort), « monarchiste de raison et républicain de cœur » comme il se définissait lui-même, qui, au-delà d’un mauvais caractère légendaire, avait le mérite d’explorer des terrains souvent originaux dans la France des années 50-70 en s’appuyant sur la méthode maurrassienne et sur des textes de théoriciens alors trop peu lus et souvent mal compris en France, comme Lewis Mumford (auteur de « Technique et civilisation ») par exemple. C’est ainsi que j’ai découvert la vraie « révolution copernicienne » opérée par Henry Ford au début du XXe siècle, comme l’explique Debray : « Ce sera un (…) « roi de l’automobile », Ford Ier, qui accomplira la véritable révolution du XXe siècle, Lénine ou Hitler n’étant que des épiphénomènes régressifs, qui bloquent le progrès technique [assertion avec laquelle d’ailleurs je ne suis pas entièrement d’accord, le totalitarisme ayant parfois joué le rôle d’un accélérateur des mouvements techniques, ne serait-ce que pour des raisons idéologiques et militaires], alors que Ford Ier crée la possibilité de son développement. Le premier, il comprend qu’à la production de masse doit correspondre la consommation de masse. Il va donc décider d’augmenter les salaires de ses ouvriers (…). Il n’agit pas en « patron social ». Aucun souci philanthropique ne l’anime. Seul le guide la considération cynique des intérêts de l’entreprise. Il faut que ses ouvriers aient des ressources suffisantes pour acheter les automobiles qu’ils fabriquent. Un système de prix de faveur et d’épargne-crédit va permettre au système de fonctionner (…).

Le « fordisme » (…) implique la généralisation du crédit à la consommation, réservé jusqu’alors à certains produits de luxe, avec l’instalment system, la vente par mensualité. D’où un développement rapide de la production dans les secteurs de pointe : à l’époque, l’automobile, les postes de radio, l’électro-ménager. Les entreprises sont obligées, pour satisfaire la demande, d’investir des capitaux considérables que l’auto-financement ne leur permet pas de se procurer. Il leur faut emprunter. A la production et à la consommation de masse correspond l’épargne de masse. » D’où un développement de l’épargne populaire de masse mais aussi d’une spéculation élargie aux couches sociales les plus diverses qui sert surtout les intérêts des financiers : « L’achat d’actions à crédit, fructueux à court terme, enrichit les banquiers qui placent l’argent de leurs clients en leur faisant payer le loyer, donc prennent le bénéfice en évitant le risque. » Ecrites dans les années 70, ces lignes prennent aujourd’hui une drôle de sonorité, comme un goût d’actualité… Toute ressemblance avec des événements existant ou ayant existé serait-elle si fortuite que cela ?... Surtout en ses autres lignes qui complètent les précédentes : « Il suffisait d’un accident pour que s’effondre le château de cartes. » Y sommes-nous désormais (à nouveau, au regard de 1929), sachant qu’une crise telle que celle qui se déploie actuellement sous nos yeux peut aussi être l’accouchement d’une « nouvelle réalité » dans laquelle l’ordre des puissances se trouve bouleversé ou, du moins, ébranlé et menacé ?

Beaucoup de questions qui nécessitent des réponses ou des précautions…

30/09/2008

Quelques remarques d'Attali sur la crise financière.

La crise financière a commencé il y a déjà plus d’un an, le 9 août 2007, et elle n’a pas fini de faire sentir ses effets sur l’économie mondiale. Dans un entretien paru dans « Le Monde » (9 août 2008), Jacques Attali, dont j’ai déjà eu l’occasion de traiter ici sans beaucoup de délicatesse, développe néanmoins quelques propos intéressants qu’il serait maladroit de négliger : « Cette crise a démontré qu’on ne pouvait pas laisser la finance se réguler elle-même. Le système financier a été un instrument génial pour organiser la globalisation, le transfert depuis les pays qui ont de l’épargne vers les pays où investir.

La titrisation [une innovation financière qui a permis aux banques de transférer les risques de crédit aux marchés] en a été l’un des outils. Mais à partir du moment où il n’a plus été au service de l’économie de marché mais au service de lui-même, pour réaliser des profits, le système a dérapé et il n’y avait personne pour l’en empêcher. » Ainsi, Attali semble reconnaître que la « main invisible », si nécessaire au raisonnement libéral en économie, n’est pas pour autant vertueuse et ne tend pas naturellement au bien commun, sans doute parce que limiter l’économie à elle-même, en faire une fin quand elle ne devrait être qu’un moyen, c’est la laisser à ses seuls principes de profit et d’efficacité. Or, l’économie sans conscience sociale, sans garde-fou institutionnel au service des personnes, c’est le déni de tout humanisme, de toute justice sociale. Ainsi je vais, dans mon propos, beaucoup plus loin que M. Attali qui, lui, ne met pas vraiment en cause les principes de l’économie de marché, même quand ils dégénèrent en abus qu’il attribue au seul système financier quand, à mon avis, le mal est beaucoup plus profond.

Néanmoins, on ne peut qu’approuver son propos quand il écrit : « Le plus vraisemblable est que le système s’en tirera en reportant sur d’autres le solde de ses erreurs.

Nous sommes au moment où l’on commence à faire payer le contribuable par des nationalisations directes ou indirectes comme au Royaume-Uni (…), ou comme on s’apprête à le faire aux Etats-Unis (…).

Les épargnants pourraient payer la facture via l’inflation, qui dévalorisera leurs créances et donc leur patrimoine. » Il me semble qu’on est en plein dedans, avec la semi-nationalisation de Fortis au Benelux, par exemple…

Mais est-il normal que, au-delà des épargnants eux-mêmes, tous les contribuables doivent aussi payer pour réparer les conséquences des choix désastreux ou des spéculations des grandes banques d’affaires ?

En fait, cela ne serait pas choquant si l’Etat était sûr de récupérer sa mise, voire d’en tirer quelques bénéfices qui serviraient ainsi au bien commun national, mais là encore, rien n’est sûr, et il semble que certains financiers ne voient en ces mesures que le moyen de s’éviter le pire…

Ce qui est certain, c’est que les mesures de nationalisation prises dans l’urgence risquent de se heurter d’ici quelques temps aux « rappels au règlement » de l’Union européenne, plus libérales (au sens purement économique) encore depuis le traité constitutionnel de Lisbonne : les Etats oseront-ils s’opposer alors à la gardienne inflexible de l’ordre eurolibéral qu’est la Commission européenne ? A moins que la dite Commission ne comprenne enfin que les dogmes ne valent rien face aux réalités et que la meilleure stratégie peut parfois être de « contourner » les grands principes, voire de les oublier… L’épreuve de vérité approche-t-elle ?

En tout cas, le feuilleton de la crise, avec sa dramaturgie et ses rebondissements, son rythme endiablé, continue : la suite au prochain épisode…