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02/05/2011

Tentation frontiste et réaction syndicale.

 

Le quotidien économique « Les échos » du lundi 2 mai titre sur la tentation « frontiste » qui semble atteindre le monde ouvrier aujourd’hui en France, au grand dam des syndicats qui cherchent la parade après l’entrée en lice de plusieurs de leurs membres sous l’étiquette Front National aux dernières élections cantonales. Il est vrai que de récents sondages placent le vote « Marine Le Pen » en tête des intentions ouvrières, avec des scores dépassant les 35 % dans cette catégorie de la population active forte d’environ 6 millions de travailleurs, tandis que les partis « traditionnels » obtiennent des scores beaucoup plus faibles, en particulier à travers leurs candidats potentiels, MM. Sarkozy et Strauss-Kahn, crédités chacun de moins de 20 % des suffrages ouvriers potentiels.

 

Cette situation pose quelques questions et impose quelques constats (et inversement) : d’abord, comment se fait-il que les syndicats soient si faibles au regard de la situation actuelle et si peu considérés, semble-t-il, aux yeux de nos concitoyens ? Certes, dans l’histoire politique française, le syndicalisme n’a jamais eu la force qu’il peut avoir outre-Rhin ou dans les pays scandinaves, et les syndicats peinent aujourd’hui à rassembler un peu moins de 10 % des salariés français de l’industrie.

 

Mais il y a surtout l’impression dominante dans la population ouvrière de l’inefficacité du combat syndical face aux risques de la mondialisation et aux enjeux de la construction européenne, face aux injustices sociales criantes et à l’arrogance des puissances financières ou actionnariales, face à l’arasement des acquis sociaux et à la pression des concurrences « libérées » par les phénomènes conjoints évoqués plus haut de la mondialisation et d’une construction européenne qui se fait sur le seul mode d’un libéralisme pas exactement régulé et de moins en moins limité…

 

Cette impuissance syndicale, marquée par la défaite des manifestants de l’automne dernier, dont certaines des raisons n’étaient pas infondées, laisse le champ libre à un « retour du politique » dans la question sociale : ainsi, se disent certains (d’ailleurs fort nombreux), puisque la contestation sociale par le moyen syndical, cela ne fonctionne pas, tentons le moyen politique ! Le raisonnement n’est d’ailleurs pas, jusque là, faux : c’est par le politique que peut être formalisée la justice sociale, par le vote et l’application de lois défendant les intérêts du monde du travail. C’est le politique qui doit préserver l’harmonie sociale et garantir un véritable et équitable équilibre entre les différentes fonctions et catégories (classes ?) sociales. C’est le politique, donc, qui doit s’imposer à l’économique, ce qui n’est visiblement plus le cas aujourd’hui dans notre pays…

 

Ce « retour du politique », cette demande d’une « alternative » à la toute-puissance de ceux qui « font » l’économie ou, plutôt, qui imposent leur modèle économique au détriment du social, se font au profit d’un parti populiste qui n’est pas pris au sérieux sur ses propositions économiques mêmes mais apparaît comme le moyen de « faire peur » aux puissances d’Argent, de délégitimer l’action des gouvernements qui se sont succédé (et se succèdent) en oubliant la cause des ouvriers, au nom d’une « compétitivité » si peu sociale…

 

Je me méfie des populismes (même si je n’en méconnais pas forcément les raisons, bonnes ou mauvaises) et je suis bien certain que « le leurre Le Pen » est d’une grande utilité pour un Système qui va jouer les parangons de vertu et la comédie de « l’antifascisme », déjà jouée entre les deux tours de la présidentielle de 2002, cela pour se refaire une virginité et faire ensuite avaler ses potions de plus en plus amères et de plus en plus libérales… Je crains que, d’ailleurs, les syndicats obnubilés par le Front national perdent leurs forces en vain contre ce parti qui, pourtant, n’a aucune chance d’accéder seul au Pouvoir et que, du coup, ils soient bien moins vaillants ensuite pour s’opposer aux prochaines régressions sociales qui se profilent déjà à travers le « Pacte pour l’euro » concocté par M. Sarkozy et Mme Merkel en mars dernier.

 

Les stratégies syndicales des mois prochains, si elles veulent être efficaces et retrouver une certaine crédibilité près des travailleurs, doivent réfléchir sur les grands thèmes de la mondialisation et de la construction européenne, et proposer des alternatives fiables, réfléchies, constructives, voire fondatrices : il faudra bien, alors, poser la question d’un certain protectionnisme (qui peut se déployer à plusieurs échelles sans être figé dans un seul espace) ou, du moins, d’un néo-colbertisme d’Etat qui permettrait aux instances du politique de rappeler et d’appliquer la formule du général de Gaulle : « La politique de la France ne se fait pas à la Corbeille ». La politique, c’est aussi la politique sociale…

 

 

14/12/2008

Mine de Lewarde.

Vendredi dernier, je participais à une sortie scolaire organisée par mon ami Eudes G. et à laquelle j’avais emmené une classe de Première S. Destination du matin : la mine de Lewarde, aujourd’hui fermée et transformée en un Centre historique minier d’un grand intérêt. Je dois avouer que j’ai eu un grand plaisir à visiter ce musée si vivant grâce à la faconde des anciens mineurs transformés en guides depuis la fermeture de cette mine en 1990 : au-delà des salles présentant les « trois âges de la mine », c’est la visite du fond (reconstitué en surface, en fait, par les mineurs eux-mêmes : un bel exemple de reconversion d’un site industriel par ceux-là mêmes qui y ont travaillé) qui a, sans doute, le plus marqué les élèves, guidés par des mineurs à l’accent du Nord si caractéristique, popularisé par un film récent. Celui qui accompagnait mon groupe avait un franc-parler un peu déroutant pour des élèves versaillais habitués à un langage plus châtié et plus conventionnel : c’était sans doute une découverte pour beaucoup que ce monde ouvrier qui ne s’embarrasse pas de circonvolutions langagières pour aborder les réalités, y compris les plus crûes…

Reconstitué, ce fond de mine n’en était pas moins « réel », reproduisant en surface quelques ambiances du travail des mineurs, éternellement soumis au bruit absolument assourdissant des machines, mais aussi à ce que nous n’avons pu constater pour des raisons évidentes, la chaleur, l’humidité, la poussière… Quand on sait que des hommes y passaient, allongés ou à genoux, plusieurs heures d’affilée, pour permettre à nos sociétés de s’industrialiser et de se chauffer durant des décennies, on comprend mieux la rudesse apparente de ces mineurs, de ces « gueules noires » qui ont tant compté dans l’histoire industrielle et combien leur disparition, en France, annonçait aussi celle des traditions ouvrières qui donnaient à la « classe ouvrière » une grande part de son identité, faite de cette conscience d’être un monde à la fois particulier et « en marge » dans notre société individualiste de consommation.

Notre mineur-guide, au cours de sa visite, l’a agrémentée de quelques réflexions qui confirment ce que j’avais évoqué aux élèves quelques semaines plus tôt : par exemple, le fait que la mécanisation n’a pas soulagé le travail de l’ouvrier mais l’a, au contraire, plus aliéné à la recherche d’un profit dont il ne touchait pas exactement les dividendes qui emplissaient pourtant les poches de ceux qui, sans avoir jamais mis les pieds au fond, en étaient les actionnaires et propriétaires. Ainsi, les mineurs, moins nombreux au fur et à mesure des années 1960-90, étaient-ils soumis à des rythmes de plus en plus empressés et à des maladies nouvelles liées à l’utilisation de machines de plus en plus performantes : cela me rappelle la formule célèbre sur « la machine du patron » qui enchaîne l’ouvrier au temps du profit. Ce que l’on peut résumer par la citation de Benjamin Franklin : « Time is money » (« Le temps, c’est de l’argent »), et qui explique comment le temps de la production, depuis les révolutions industrielles des XVIII-XIXe siècles, est aux mains de ceux qui possèdent les sommes suffisantes pour investir et, donc, de l’Argent-seigneur (à moins qu’il ne soit « saigneur », en particulier des vies et des corps ouvriers, comme l’histoire des deux derniers siècles l’a amplement, et parfois sauvagement, démontré)…

Aujourd’hui, la mine de Lewarde a cessé toute activité d’extraction du charbon depuis 1990 et la dernière mine française a fermé en 2004, laissant derrière elle une riche histoire entretenue par ceux-là mêmes qui en ont été les vrais acteurs dans ces dernières décennies tandis que les financiers et les actionnaires abandonnaient ce qui, désormais, ne répondaient plus à leurs attentes de profit, alors même qu’il reste, dans le sous-sol français, de quoi extraire plus de charbon qu’il n’en a été extrait depuis le début du XVIIIe siècle… Le charbon utilisé en France aujourd’hui (dans quelques centrales thermiques, par exemple) vient de Pologne ou de Chine !

Mais il y a autre chose que l’historien remarque : la fin des « gueules noires » annonce aussi, dès les années 70, « le déclin de la classe ouvrière », ne serait-ce que, comme j’en ébauchais l’évocation plus haut, par la disparition de cette communauté d’esprit de métier, sa dilution dans une société plus marquée par la Consommation que par la Production, alors que, si les mineurs français ont complètement disparu (en tant qu’acteurs de la Production), il reste néanmoins encore 23 % d’ouvriers dans la population active de notre pays. La crise actuelle accélère, pour des raisons beaucoup plus financières qu’industrielles, la désindustrialisation qui est aussi une désidentification des ouvriers et un déracinement social, voire sociétal. Perte d’identité qui, d’ailleurs, se marque aussi par la quasi invisibilité de ces mêmes ouvriers dans notre société, dans les médias ou dans les films (par exemple) : comme si, déjà, le monde ouvrier gênait les regards ou les consciences à l’heure où la tendance est plutôt à la « visibilité » ethnique ou « communautaire »… Même les partis de la Gauche extrême qui se voulurent jadis « l’avant-garde consciente du Prolétariat » négligent ces ouvriers qui ont eu, il y a une vingtaine d’années, le front (sans même de jeu de mot…) de leur faire faux bond !

Le mineur de Lewarde m’a confié, avant de nous quitter, son impression, que j’ai ressentie comme une angoisse pas totalement avouée, et qui m’a rappelée celle des anciens combattants de 14-18 : dans quelques années, il n’y aura plus de témoins directs de cette histoire des mines charbonnières françaises, mais juste des photos, quelques films et des musées animés par des guides sans doute pleins d’assurance à défaut de souvenirs vécus… « Ceux du fond » auront disparu, comme « ceux de 14 »…

J’ai vu un voile de tristesse passer dans les yeux de ce mineur, si joyeux l’heure d’avant au contact de mes élèves : « Que restera-t-il de nous ? »… La réponse ne m’appartient pas, et je ne la connais pas, même si je crois comprendre la question…

02/12/2008

Classe ouvrière.

Je suis toujours plongé dans les corrections de copies et, justement, celles-ci peuvent être fort révélatrices, au-delà même des connaissances et des réponses des élèves : ainsi, les sujets donnés aux classes de Première sur les questions sociales à l’époque des industrialisations du XIXe-XXe siècles (condition ouvrière, progrès social, urbanisation). A les corriger, je me rends compte combien la réalité ouvrière, largement évoquée dans mes cours et rappelée par les textes proposés pour le traitement des sujets, est devenue « artificielle », si lointaine que les élèves l’abordent de façon parfois trop « scolaire » au risque même de ne pas saisir le sens des textes et d’en oublier de larges éléments, pourtant importants pour la bonne qualité des réponses demandées. « La condition ouvrière » est devenue aussi lointaine que la guerre de 1870 ou, même, que celle de 14-18 malgré les nombreux témoignages valorisés lors de la récente commémoration du 11 novembre. Il faut avouer que les manuels scolaires eux-mêmes participent à cet éloignement en accordant une place de plus en plus minime à cet aspect-là de l’histoire dite contemporaine (qui commence, en France, à 1789), tout comme ils ont purement et simplement éliminé les campagnes et leurs mutations du XIXe dans les documents de Première…

Ce n’est pas la faute des élèves mais cet effacement, pas exactement justifié ni en histoire ni en actualité, est révélateur de la disparition, désormais avérée, de la « classe ouvrière », non pas comme catégorie sociale, mais comme sentiment d’appartenance et d’identité sociales : alors qu’il reste 23 % d’ouvriers (au sein de la population active) dans notre pays, ceux-ci se déterminent plutôt par leurs capacités de consommation que par leur activité professionnelle, à part quelques exceptions notables, en particulier dans les secteurs encore artisanaux ou lorsque leur entreprise et leur emploi sont directement menacés par des licenciements, un « plan social » (si mal nommé…) ou une délocalisation, cela revenant souvent au même, d’ailleurs. Le vieux rêve marxiste de la disparition des classes (« la société sans classes ») se réalise ainsi, non par le communisme final qui devait finir l’histoire humaine, mais par la société de consommation qui ne reconnaît plus que des consommateurs et rapporte tout à cela, comme elle se veut mondiale et insensible (ou presque) aux différences nationales et politiques : plus de classes, plus d’Etats…

En fait, les réalités sociales comme politiques ne cessent d’exister mais c’est souvent la manière de les signifier ou de les valoriser qui leur donne, ou non, une visibilité et une lisibilité. Or, la société de consommation, dont les maîtres mots sont « croissance », « pouvoir d’achat » et « consommation », ne veut voir ces réalités qu’à travers son prisme réducteur, au risque de s’aveugler elle-même sur ce qui l’entoure et la compose, la traverse… Attention à bien me lire : je ne dis pas que la société de consommation ne connaît pas les différences puisque, souvent, il lui arrive d’en jouer pour « vendre plus » (cf les produits qualifiés, parfois à tort, de « traditionnels »…), mais qu’elle ne les reconnaît pas, c’est-à-dire qu’elle leur dénie tout rôle véritable de décision et, éventuellement, d’obstruction dans son cadre propre… En somme, tout ce qui est sur cette terre doit rentrer dans son cadre, dans son mode de vie, ses exigences et ses critères, au point de phagocyter toute contestation et d’en faire, rapidement, un élément de sa propre stratégie, de sa publicité, de sa « mode » : il suffit de constater comment les symboles de la « rébellion » sont souvent devenus des produits de consommation, voire des « icônes » consuméristes, et pas seulement le portrait de Che Guevara…

La crise actuelle va-t-elle remettre en cause ce modèle, cette idéologie du tout-consommation, qui gomme si rapidement, en quelques lignes de communiqué, des centaines d’ouvriers de leur entreprise, considérés comme une « simple variable d’ajustement » ? Et va-t-elle redonner une certaine actualité au concept de « classe ouvrière » compris, là, comme l’idée d’une solidarité, d’une entraide de ceux qui participent, par leurs activités manuelles, à la vie et à la prospérité d’une nation, et qui, au sein et au-delà de leurs professions, s’organisent pour assumer leurs responsabilités politiques ?

Il y a là un nouveau « champ des possibles » qui s’ouvre et que ceux qui s’intéressent à la politique ne peuvent négliger…