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02/08/2022

Quelques leçons de l'antique Athènes (1).

 

La démocratie est née à Athènes, nous dit l’historien, et le souvenir de Périclès semble hanter ce grand mot comme il hante le nom d’Athènes même. Mythe, histoire, idéologie… : à quoi raccrocher la démocratie, et le mot qui résonne dans toutes les enceintes de la République (et au-delà, autant de celles-ci que de celle-là) a-t-il le même écho chez tous les citoyens de notre France contemporaine ? J’en doute, et cela depuis le temps de mes quinze ans. Le fort dossier de la revue Front Populaire, dossier intitulé « Mort de la démocratie. Un peuple en trop », a le mérite d’ouvrir quelques pistes de réflexion sans que l’on se sente obligé de s’accorder avec toutes. Ce qui est certain, c’est qu’elles sortent bien souvent et fort heureusement de la doxa de l’éducation nationale qui, dans ses manuels scolaires, se contente trop souvent d’un discours idéologique et moraliste plus que proprement scientifique, historiquement parlant, et philosophique : il est vrai qu’il ne s’agit pas alors de faire réfléchir mais de formater les esprits autant que possible dans un sens qui ne disconvient pas aux féodalités dominantes en notre République, mondialisée sans doute plus que trop visiblement mondialiste.

 

Athènes est-elle la mauvaise conscience de notre démocratie contemporaine ? Il n’est pas interdit de le penser quand on se rappelle que l’Union européenne a renoncé à se référer aux origines athéniennes de l’Europe dans le préambule de sa constitution, il y a presque vingt ans : ce qui pourrait sembler n’être qu’un détail sans importance est, en fait, un terrible révélateur de « l’abandon européen », de ce refus de poursuivre l’histoire ou, plutôt, la civilisation née de l’Antiquité gréco-latine et qui irrigue encore le terreau de nos cultures européennes et, au-delà, de la civilisation française elle-même, sans doute la plus aboutie des civilisations historiques du monde et pourtant fort menacée et fragilisée par la globalisation et le globalitarisme contemporains (1). En fait, la démocratie du siècle de Périclès paraît désormais presque à l’opposé des démocraties européennes dites représentatives et, par la même occasion, oligarchiques (voire ploutocratiques), ce que Michel de Jaeghere précise dans l’entretien publié par Front Populaire de cet été 2022, en faisant remonter la rupture entre les deux conceptions (athénienne ancienne et européenne contemporaine) à 1789 et à la Déclaration d’août de cette année-là, à Versailles : « (…) l’État de droit désigne, pour nous, tout autre chose [que « identifier la liberté à la primauté de la loi sur l’arbitraire »] depuis que nous avons fait entrer dans le droit positif la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : avec elle, une philosophie individualiste qui proclame que les hommes naissant libres et égaux en droit, l’individu a des droits illimités, antérieurs et supérieurs à ceux de la société, et qu’ils sont dès lors opposables à toutes les institutions, considérées par leurs cadres, leurs disciplines, leurs frontières comme ontologiquement aliénantes. » En somme, l’individualisme a perverti le sens originel athénien de la démocratie en la ramenant à la recherche de la simple satisfaction de besoins individuels, souvent égoïstes au sens premier du terme parce qu’ils se fondent sur le sentiment personnel plutôt que sur la conciliation collective et l’intégration à une société préexistante à celui qui revendique « son » droit personnel, individualisé sans forcément beaucoup d’égard pour « l’altérité » et la collectivité fondatrice et enracinée. L’individu peut devenir alors ce citoyen « incivique » qui légitimera Créon (le « pays légal ») et détestera Antigone (le « pays éternel »), celle qui croit en des valeurs supérieures à la seule légalité de « l’immédiateté démocratique » (2). Entre Créon et Antigone, mon choix ira toujours vers Antigone (3), et Charles Maurras, celui qui effraie tant les bien-pensants qui se targuent de démocratie en oubliant toute démophilie qu’ils assimilent à du populisme (4), a rappelé que c’est Créon qui est infidèle à l’esprit de la Cité et non Antigone (cette « Vierge-mère de l’ordre » comme il la nommera), pourtant condamnée légalement (comme le sera Socrate, d’ailleurs) et victime expiatoire d’un Pouvoir persuadé de son « bon droit ».

 

Comme le souligne Michel de Jaeghere : « A l’instar de l’Antigone de Sophocle, et au contraire de la quasi-totalité de nos hommes politiques, ils [les Athéniens] proclamaient qu’au-dessus des lois humaines, il y avait les lois non écrites, inébranlables, des dieux, qu’il n’appartiendrait jamais à Créon de transgresser, serait-il élu démocratiquement. Ces lois commandaient tout une part de la vie morale. Elles obligeaient à la loyauté, au respect des traités, à la piété filiale, au patriotisme, elles interdisaient le sacrilège, le viol des serments, la mise à mort d’un prisonnier, la privation de sépulture ; elles imposaient le respect de la propriété privée et celui de la vie des innocents. » En somme, la société et son harmonie (qui n’était pas toujours « facile »…) primaient, et le sort de l’individu ne pouvait se prévaloir d’une quelconque priorité sur celui de la Cité : « pas de Cité, pas de citoyens », pensaient les anciens Athéniens, qui n’oubliaient pas de préciser que la Cité, c’était les citoyens aussi, ceux du moment qui étaient les héritiers de ceux d’avant et qui devaient se placer dans « l’ordre » (la lignée, diraient certains) de leurs prédécesseurs au risque de perdre ce qui faisait la nature même de la Cité, sa liberté protectrice, son indépendance souveraine sans laquelle les citoyens du présent perdaient leurs propres libertés collectives et particulières, et celles de leur descendance. C’est aussi une leçon pour aujourd’hui, et l’histoire des derniers siècles (en particulier du XXe), qu’il convient de ne pas oublier, l’a confirmée, y compris à nos dépens : occupée, la France n’est plus libre et les Français non plus, quelles que soient les arguties politiques ou juridiques qui cherchent à montrer le contraire. Mais la nation, si l’État est prisonnier ou vassal d’un autre, peut survivre au-delà même du territoire de la patrie : d’une part par l’exil de la « part combattante et résistante » en un lieu « d’intérim territorial » (l’île de Salamine ou Londres) ; d’autre part par la résistance enracinée, principalement celle de l’esprit et du sentiment d’appartenance à une communauté historique, sur le lieu même indûment occupé par l’envahisseur. Pour cela, encore faut-il que l’individualisme n’ait pas étouffé tout esprit de liberté et de reconnaissance civique.

 

La société de consommation contemporaine semble parfois avoir transformé les citoyens en simples consommateurs-contribuables, et le sort de l’ensemble civique, de ce « Tout pluriel », peut laisser indifférents les individus « socialement désaccordés » qui se préoccupent de leur seule existence, dans une société devenue anomique et, d’une certaine manière, anonyme parce que se mondialisant au risque de perdre toute particularité essentielle. Or, le retour brutal de la guerre militaire dans notre horizon géopolitique et mental contemporain, après celui de la crudité (et de la cruauté) du terrorisme des années 2010 sur notre propre territoire (particulièrement durant les années 2015 et 2016), marque aussi le retour du questionnement sur l’appartenance à la Cité et ses conséquences, et sur la définition même de la Cité et ses formes institutionnelles, à la recherche de celles qui peuvent assurer le mieux la pérennité des populations et des patrimoines collectifs qui sont siens…

 

 

 

 (à suivre)

 

 

 

 

Notes :

 

(1) : Certains me reprocheront de trop valoriser la civilisation française (différente de ce que l’on nomme, peut-être injustement, la civilisation européenne, notion d’ailleurs en voie de disparition des manuels scolaires quand elle était encore vantée il y a moins de vingt ans sous la formule « identité de l’Europe » …), le mot civilisation lui-même ayant désormais mauvaise presse au point de ne plus être prononcé, ou presque, sur la scène publique et dans l’éducation nationale. Mais j’assume : oui, il y a une civilisation française dont les étrangers perçoivent souvent plus que nous-mêmes l’existence et les traits majeurs parfois déformés par le cinéma et les séries télévisées et, surtout, par les agences de communication chargées d’alimenter les flux touristiques de par le monde… Cette civilisation française plonge ses racines dans des univers parfois fort différents et avec des calendriers qui ne sont pas tous alignés les uns sur les autres (de l’Antiquité à nos jours), et, s’il peut y avoir un tronc commun et une sève historique que l’on peut résumer par le mot nation auquel il faudra rajouter, pour éviter toute confusion, l’adjectif française, les branches et les fleurs peuvent être de formes et de couleurs différentes sans menacer l’harmonie de l’ensemble…

 

(2) : « L’immédiateté démocratique » peut être définie comme ce paradoxe apparent d’un vote qui donne à la démocratie un « commandement », sur un temps plus ou moins long, d’une présidence ou d’une législature, fondé sur la représentativité des vainqueurs ou de la « majorité électorale » du moment (et l’abstention, elle, disparaît complétement, signifiant alors une absence « illégitime » et « illégale » dans le sens où elle ne peut fonder, par définition comme institutionnellement, aucune politique de représentation et de gouvernement) mais qui peut, pour certains, être remise en cause dès le lendemain par un autre vote ou par « l’état de l’opinion » défini ou orienté par les sondages… C’est, d’une certaine manière, une forme de mouvement permanent, d’agitation sans fin ni fond, simplement dominé par l’émotion individuelle qui cherche, parfois, à se faire collective… Les réseaux sociaux, s’ils peuvent illustrer cette « immédiateté » et cette agitation permanente, ne font que reprendre, sans doute en moins tragique, le « mouvementisme » de la période de la Révolution française qui vit valser gouvernements et têtes en un temps vif et court (de l’été 1792 à l’été 1794 pour les secondes plus encore que pour les premiers ; de l’été 1794 à l’automne 1799 pour les premiers plus que pour les secondes…).

 

(3) : En fait, est-il si facile de savoir distinguer entre Créon et Antigone, selon les époques et les circonstances ? Maurras lui-même, malgré toute sa raison raisonnante et son nationalisme raisonné, confondra Pétain avec Antigone et verra en de Gaulle, qu’il avait pourtant encensé quelques temps auparavant (en particulier au début juin 1940, dans les colonnes de l’Action française), une sorte de Créon continuateur de cette Troisième République qui avait mené la France à la catastrophe et un « diviseur » : une erreur incompréhensible pour qui lit la collection de l’AF d’avant cette date funeste.

Cette difficulté (et ces problèmes de conscience que l’on ne peut méconnaître, non pour excuser mais pour saisir toute l’humanité terrible du choix… et des erreurs, l’homme étant, par nature, faillible !) à savoir reconnaître Antigone et Créon rappelle aussi les propos que l’on prête au gouverneur de Launay, en charge de la vieille forteresse médiévale de la Bastille au 14 juillet 1789, propos dans lesquels il avoue son désarroi sur ce qu’il devrait faire, selon les devoirs liés à sa fonction d’officier du roi…

 

(4) : La démophilie, c’est, littéralement, « l’amour du peuple », l’amour que l’on porte à lui non par démagogie mais par charité sociale et convivialité, et par le désir de sa pérennité et de le servir, y compris au-delà de ses propres volontés suicidaires s’il en a. Quand la démocratie contemporaine fait du peuple le souverain, elle n’en est pas amoureuse ni même amie, mais elle lui fait juste la cour le temps d’une campagne électorale pour qu’il lui donne les clés du pouvoir que les élus exerceront en son nom, mais en toute indépendance de celui-ci, les révolutionnaires français de 1789 ayant pris bien soin d’interdire dès l’été de cette année-là le mandat impératif…

 

 

 

13/07/2022

Quand le capitalisme oublie toute bonté sociale... (Qatar, 2022)

 

L’exploitation des travailleurs au Qatar, dans la perspective de la prochaine Coupe du monde de balle-au-pied, n’émeut toujours pas les grandes consciences de la « mondialisation heureuse » qui semblent penser que « cela ira mieux demain, avec quelques réglages » et qui raisonnent en termes statistiques plutôt qu’en termes humains, sociaux et civilisationnels, au risque de ne pas saisir le scandale que constitue, en définitive, la vision purement capitalistique du monde et de ses développements à travers celui-ci. Il y a bien sûr un débat possible sur les définitions du capitalisme et sur ses variantes, du capitalisme « familial » (qu’il est possible de défendre, voire de promouvoir sans déchoir) au capitalisme monstrueux des gigastructures et des mégaprofits, ce capitalisme de l’hubris qui est le règne nuisible des féodalités de « l’Avoir », appuyé sur l’idéologie franklino-fordiste (1) animant et encadrant le monde contemporain (2). Mais il n’y a pas que les conditions de travail qui sont concernées par l’exploitation capitaliste : les conditions du « hors-travail », c’est-à-dire les conditions de vie sont tout aussi importantes à évoquer, parce qu’elles sont à la fois les conséquences de cette exploitation au travail, et parce qu’elles déterminent aussi l’état général des travailleurs et leur capacité à produire, à conduire, à servir, ici dans le cadre de la construction des infrastructures sportives et touristiques du Qatar. Elles ne sont donc pas négligeables également pour saisir l’état de la question sociale dans le pays envisagé.

 

Dans l’édition du jeudi 7 juillet dernier du quotidien La Croix, les conditions de logement des travailleurs étrangers sont ainsi évoquées, et elles ne sont guère à la hauteur de ce que l’on aurait pu attendre dans un pays rentier aussi riche : « (…) Trois préfabriqués empilés comme des Lego. C’est là que vivent les 200 salariés de Beton W.L.L., qui se vante d’avoir contribué aux plus grandes infrastructures du pays.

« Raja dort dans le troisième bloc. Son lieu de vie partagé avec deux autres ouvriers ne dépasse pas les 15 m2, malgré la réglementation prévoyant 6 m2 minimum par salarié. S’y entassent deux lits superposés, interdits par la loi, et un lit simple. » Ces conditions d’habitat rappellent celles qui existaient en France jusqu’aux années 1950 pour les travailleurs français et celles qui, osons le dire, persistent encore dans notre pays pour nombre d’ouvriers agricoles étrangers au moment des récoltes et des vendanges, sans oublier les exploités des ateliers textiles (à peine) clandestins dans certains quartiers de Paris et de ses proches périphéries : de toute façon, quels que soient les lieux, cela reste des conditions indignes au regard des possibilités de nos sociétés et des richesses de celles-ci ! Il me semble juste que, lorsque des entreprises (minières, agricoles, industrielles, ou de service) font appel à de la main-d’œuvre (même temporaire), elles assurent un logement décent à ceux qui travaillent pour elles : c’est une question de principe !

 

Certains verront dans mes derniers propos une nostalgie des corporations anciennes qui assuraient le gîte et le couvert à leurs apprentis, et fixaient parfois des règles très contraignantes aux patrons sur cet aspect-là de l’accueil des ouvriers, avec des nuances plus ou moins importantes selon les métiers considérés et les lieux d’exercice de ceux-ci. Nostalgie ? Pas complètement : il n’est pas interdit de penser que les défauts avérés du capitalisme contemporain et le désir, fort, de justice sociale qui parcourt les classes productives du pays puissent susciter une réflexion sur la (re)création de corps intermédiaires professionnels chargés de veiller, au-delà de l’Etat lui-même, au respect de la qualité de l’ouvrage et du bien-être nécessaire des travailleurs produisant selon les codes de cette qualité.

 

Nous en sommes bien loin au Qatar, en tout cas, comme le montre le témoignage évoqué plus haut ! Mais il y a quelques remarques à faire néanmoins, pour éviter quelques erreurs d’appréciation sur ce sujet. Tout d’abord, l’organisation d’une coupe du monde de balle-au-pied offerte au Qatar est une occasion pour soulever la question sociale dans cet émirat qui cherche une reconnaissance internationale et qui veille à offrir, aux yeux des spectateurs et des opinions publiques étrangères, une image crédible et honorable : du coup, le Qatar, jusque-là peu réputé pour son respect des conditions de travail et de vie des ouvriers (principalement étrangers, au demeurant), a fait quelques efforts en ce domaine : « La fin du système de kafala [système de parrainage du travailleur étranger par un employeur local, qui rappelle le statut de métèque à Athènes, avec le parrainage des commerçants ou des ouvriers étrangers par un citoyen pour pouvoir gagner sa vie dans la cité et être protégé au sein de celle-ci], longtemps décrit comme un outil de servitude, la hausse du salaire minimum (230 Euros) et des obligations sur le logement ont été annoncées en grande pompe. Un effort visant à rassurer la communauté internationale et la Fifa. L’an dernier, le ministère du travail a mis en place une plateforme en ligne permettant aux travailleurs de signaler des abus de leur entreprise de manière anonyme. » Une leçon peut en être tirée, qui était déjà celle faite par les catholiques sociaux français au XIXe siècle, après la dérégulation libérale (et antisociale) de 1791 : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », s’écriait Lacordaire en 1848 (3), à rebours d’un libéralisme qu’il défendait pourtant sur le plan politique (et beaucoup moins sur le plan économique !). Même si « la loi » qu’il évoque est la loi divine (et non politique et parlementaire), la citation peut tout à fait éclairer notre propos et notre sentiment : la liberté économique sans frein, qui n’appartient réellement qu’à ceux qui ont les moyens financiers de l’assumer dans une économie de marché où c’est l’argent qui « offre le travail », est un asservissement des ouvriers qui n’ont, eux, que leurs forces physiques à offrir dans une société où le travail n’est plus considéré que comme une « marchandise de moyen » (souvent standardisé comme les produits sortis d’usines, que l’on pourrait qualifier de « marchandises de résultat »)… Il n’est donc pas inutile que les institutions politiques, ou sociales (corporatives, par exemple, si l’on veut éviter que l’Etat ne prenne trop de place), interviennent, non pour « faire » l’économie ou pour en supprimer toutes les libertés, mais pour préserver celles des travailleurs, et leur assurer des conditions dignes si les entreprises ne les assurent pas naturellement ou spontanément.

 

Dans ce cas précis du Qatar, qui doit nous interpeller et nous permettre de nous interroger aussi sur les questions sociales en général, le pouvoir politique a fait évoluer le droit local pour améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers, y compris étrangers, comme les premières lois sociales du XIXe siècle ont permis de limiter, un peu, les effets des lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791, ces lois révolutionnaires et bourgeoises d’une « liberté du travail » qui n’était nullement celle des travailleurs. Mais, comme en France et comme pour prouver que la liberté capitaliste est aussi trop souvent un libertarisme insoucieux des personnes, les entreprises du Qatar ne respectent pas le nouveau droit du travail, et jouent de l’insuffisance des moyens mis en œuvre par l’Etat pour faire respecter celui-ci : comme le souligne un agent de sécurité ougandais au journaliste de La Croix, « Rien n’a évolué, malgré les réformes. On ne peut toujours pas changer de travail comme bon nous semble. Les heures supplémentaires ne sont pas payées et il faut se battre pour obtenir son salaire. Les patrons font encore la loi. » Un autre exemple de la duplicité des entreprises envers les ouvriers, dans le témoignage de Raja, déjà cité : « La loi qatarienne oblige son employeur, Beton W.L.L., à payer ses soins médicaux et son indisponibilité. « Les médecins qatariens m’ont conseillé de rentrer au Népal pour ma rééducation. L’entreprise m’a dit que ce serait moins cher. Mais lorsque je suis rentré au pays, j’ai découvert qu’elle avait déduit 12 000 riyals qatariens (plus de 3 000 euros, NDLR) de mes salaires et congés payés en attente, au titre du paiement des frais d’hôpital au Qatar. » Raja dit avoir vendu des terres pour financer sa coûteuse rééducation et être revenu au Qatar pour payer notamment ses frais d’assurance. » Cela rappelle ces patrons français qui faisaient travailler leurs ouvriers le dimanche malgré l’ordonnance royale du 7 juin 1814, repris par la loi du 18 novembre 1814 (loi dite de « sanctification du dimanche »), et cela à partir de 1830, après la chute de Charles X, considérant que cette loi de la monarchie déchue « violait » la liberté du travail établie par les lois de 1791 : La Tour du Pin, le théoricien du corporatisme royaliste français, en avait déduit qu’il était vain d’attendre du patronat français une quelconque bonté sociale et qu’il faudrait lui « tordre le bras » pour faire progresser les droits des travailleurs… Le même raisonnement pourrait s’appliquer, visiblement, aux entrepreneurs présents au Qatar ! Egoïsme des possédants sûrs de ne pas être contredits, sans doute… (Mais jusqu’à quand ?)

 

C’est pour cela que, plutôt que de dénoncer en vain l’émirat du Qatar (pour lequel j’avoue n’avoir aucune sympathie particulière), il me paraît plus efficace de dénoncer un système économique « grand-capitaliste » qui permet une telle indécence sociale de la part des grandes entreprises y travaillant, et de faire pression sur le Qatar lui-même pour qu’il s’engage à faire respecter les lois sociales qu’il a, timidement, mises en place, en lui indiquant (fermement…) qu’il a tout à gagner à l’application visible et réelle des lois sociales plutôt qu’à l’indifférence qui pourrait nourrir les colères du lendemain à son égard, y compris en son sein. Après tout, ces quelques lois sociales (insuffisantes, certes), c’est toujours mieux que rien, et je ne suis pas partisan d’une politique du pire – « la pire des politiques » selon Maurras – qui revendiquerait « tout » pour n’avoir, en fin que compte, que… « rien du tout » ! Le meilleur moyen d’aider les ouvriers qui œuvrent et souffrent là-bas, c’est de ne pas les oublier et de faire savoir que nous ne les oublions pas, non par l’imprécation mais par l’information et la pression qui peut prendre de multiples formes ici comme là-bas…

 

 

 

 

 

 

 

Notes : (1) : L’idéologie franklino-fordiste, qu’il conviendrait de définir plus précisément, peut se résumer en quelques termes et formules : celle de Benjamin Franklin, « Time is Money », qui financiarise le temps et sacralise l’argent, au détriment de la liberté du travailleur et des activités non-économiques considérées comme « futiles » (1bis) ; l’individualisme de masse ; la société de consommation et de loisirs ; la croissance obligatoire ; etc.

 

(1bis) : Du temps de Franklin, c’est le travail et éventuellement son exploitation par les puissances de l’argent qui « rapportaient » et créaient de la valeur financière. Aujourd’hui, c’est aussi le temps libre qui est devenu créateur de richesses monétaires, sous le nom de « loisirs » (au pluriel), désormais payants et souvent addictifs… Le temps gratuit a-t-il disparu pour autant ? Non : regarder un coucher de soleil reste un loisir sans prix et d’une beauté « non-quantifiable »…

 

(2) : Une prochaine note évoquera à nouveau, et de façon plus approfondie, la grande question du capitalisme…

 

(3) : Lacordaire, religieux dominicain français et journaliste catholique, républicain vite déçu par la République en 1848, fut l’un des « animateurs » du catholicisme « libéral et social » au milieu du XIXe siècle.

 

 

 

 

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10/07/2022

Le sort des ouvriers au Qatar aujourd'hui.

 

Dans quelques mois aura lieu la coupe du monde de balle-au-pied et elle se déroulera au… Qatar ! En fait, plus que les jeux de ballon, ce sont ceux d’argent et d’influence qui semblent compter d’abord, et peu importe les moyens pourvu que le grand public occidental connaisse son ivresse de sensations et de suspense. Le sport médiatique contemporain est un opium qui étourdit les masses et enrichit les puissants, et cette compétition à venir n’échappe pas à la règle : « panem et circenses » (1), disait-on à Rome, et l’oligarchie républicaine puis impériale en a largement et longtemps abusé. Désormais, ce sont quelques riches Etats émergents et des milliardaires (groupes ou personnalités) qui jouent les mécènes intéressés : mais, au-delà du spectacle des passes et des courses effrénées vers les filets adverses, il n’est pas inutile de considérer les hommes qui construisent les stades de ce que La Croix qualifie de « Mondial de la démesure » (2). Or, les ouvriers sont ceux que l’on ne voit jamais, sauf sur quelques photos lointaines ou mal éclairées, alors même que, sans eux, les paysages et les arènes de béton seraient restés à l’état de projets et de maquettes idéalisées… Comme le rappelle le quotidien chrétien, « Des milliers de travailleurs pauvres venus d’Asie et d’Afrique occupent une place centrale dans la réussite de l’Etat gazier » : n’est-ce pas l’occasion d’évoquer alors la question sociale qui, en fait, ne se limite pas aux seules frontières de l’émirat mais nous renvoie aussi indirectement à nos propres histoires et politiques sociales ?

 

Le grand article de La Croix mériterait d’être cité tout entier, et il est surprenant que les grands médias, si prompts à l’indignation et à l’ire vengeresse pour les plus « à gauche », ne l’aient pas repris, relayé, commenté : comme si les affaires qataries n’étaient pas parties intégrantes de la mondialisation dont, trop souvent, les seuls aspects sportifs ou positifs sont valorisés ! La coupe du monde de balle-au-pied est une formidable vitrine pour le pays organisateur mais aussi pour la mondialisation elle-même qui, sous les aspects festifs du ballon rond, reste l’idéologie de l’uniformisation, du « présent global » et du « Time is Money » de Benjamin Franklin. Même dans les pays qui refusent l’usure, l’argent est devenu « la » valeur majeure, et provoque les mêmes appétits, et (trop souvent) les mêmes comportements des féodalités financières comme économiques, au détriment des équilibres sociaux et environnementaux. Les producteurs de base que sont les ouvriers, sont trop souvent sacrifiés sur l’autel de la profitabilité et leur exploitation nourrit un système dont, pour l’heure, nous profitons aussi largement en tant que consommateurs et spectateurs occidentaux, mais beaucoup moins que ceux qui se trouvent au sommet des pyramides sociales et économiques des pays inscrits dans la « globalosphère » mondiale.

 

Les conditions de travail au Qatar sont celles d’une servitude ignoble, mais aussi consentie et sacrificielle pour les ouvriers, ce qui est terrible et, dans le même temps, difficilement compréhensible pour des Français du XXIe siècle : les travailleurs, quasi-exclusivement étrangers au pays, espèrent ainsi subvenir aux besoins de la famille restée dans leur patrie originelle, et, dans un second temps (à l’échelle d’une génération ou de deux, pensent-ils), atteindre le niveau de vie d’un « consommateur moyen », sur le modèle de la société de consommation initiée au XXe siècle par les Etats-Unis et étendue à la planète entière selon des calendriers différents. Cela explique que, malgré leur grand nombre (800.000 environ dans la zone de Doha), aucune révolte de masse, aucune grève ni même manifestation, ne soit signalée… La simple crainte de perdre son emploi (donc, ici, son gagne-pain au sens fort du terme) suffit à étouffer dans l’œuf toute velléité de protestation ou de revendication. Ce sont les organisations étrangères qui alertent sur cette situation sociale scandaleuse mais dans une indifférence qui, d’ailleurs, se teinte parfois d’hostilité, en particulier chez ceux qui ne veulent voir que le sport et le spectacle, selon la logique romaine antique évoquée plus haut…

 

Le témoignage d’un ouvrier népalais au Qatar montre toute la duplicité des entreprises qatariennes mais peut réveiller en nos contemporains français soucieux de l’histoire sociale (et de sa poursuite contemporaine) des souvenirs de l’industrialisation des XIXe et XXe siècles en France, rapportés par nombre d’études et de témoignages (de Villeneuve-Bargemont (3) et Villermé (4) aux travaux de Noiriel (5) ou de Geslin (6), sans oublier celui de la philosophe Simone Weil dans les années 1930 (7), entre autres). Car ce que connaissent aujourd’hui les travailleurs au Qatar, c’est la même situation d’exploitation abusive et de misère sociale que celle connue par leurs prédécesseurs français dans les temps de l’industrialisation triomphante et du triomphe du « capital sans frein » dénoncé par la Royale (8) en son deuxième couplet… « Le Qatar et les patrons nous utilisent pour construire les stades puis nous jettent lorsque notre corps ne suit plus. C’est dangereux de travailler ici, on le sait tous. Mais il faut bien envoyer de l’argent à la famille. J’ai une femme à nourrir et une fille à envoyer à l’école », assure le témoin qui ne peut que rester très discret pour éviter les représailles patronales et le renvoi, voire la prison comme cet « agent de sécurité kényan, incarcéré en 2021 pour avoir publié des billets anonymes sur ses conditions de vie et de travail. La peur a cousu les bouches d’une majorité des travailleurs toujours précaires. » Même un simple témoignage peut mener aux geôles qataries… Qui s’en émeut en France et ailleurs ? Le sport avant tout, dira-t-on… Et pourtant… L’intérêt pour le sport de ballon et le soutien à l’équipe nationale n’interdisent pas, ne doivent pas interdire le souci pour les ouvriers et leur sort !

 

Sur les chantiers des stades et des nouveaux quartiers bâtis pour l’occasion de la coupe du monde, les accidents du travail sont nombreux et souvent cachés avant que d’être oubliés ou niés, tout simplement : « Raja dit avoir été témoin d’un grave accident de travail de collègues dans les nouveaux quartiers de Lusail, où seront logés les milliers de supporteurs du Mondial. « L’échafaudage a craqué, précipitant dans le vide sept ouvriers. Tous sont morts. Cet accident n’a été rapporté nulle part à ma connaissance. Je ne sais pas comment les entreprises masquent les accidents de ce genre, mais je sais que les promesses de compensation faites aux familles ne sont que des mots. » ». Nous pourrions espérer que, en 2022, ce genre de situation et de scandale social appartienne au passé, celui des débuts rudes de l’industrialisation occidentale contemporaine, et que les puissances émergentes ou les pays rentiers riches, en recherche de respectabilité et de crédibilité, aient tiré des leçons des malheurs ouvriers des siècles passés pour assurer à ceux qui travaillent aujourd’hui sur leurs chantiers et dans leurs usines des conditions dignes et une reconnaissance sociale favorable : il faut bien reconnaître que, dans le cas des exploités des entreprises au Qatar, il n’en est rien ! Pourtant, c’est vers le Qatar que, dans quelques mois, tous les regards seront tournés et les stades flambants neufs ne diront rien, par les images retransmises sur tous les écrans du monde, de cette indignité de la condition ouvrière au Qatar… Il n’y aura plus, pour le spectateur sportif, que la balle qui virevolte, le score qui évolue quand les filets tremblent, les cris de joie et les larmes de désespoir, la victoire et la défaite.

 

La société du spectacle couvre de ses voiles de délices et délires le malheur des travailleurs qui souffrent en espérant, malgré tout, une vie meilleure pour bientôt. Si le spectacle de la Coupe du monde de balle-au-pied peut être beau (pourquoi méconnaître ce qui apparaît ainsi aux yeux de beaucoup de nos concitoyens, pour de bonnes ou de mauvaises raisons ?), il nous appartient de ne pas en être dupe et de ne pas oublier ce qui l’a permis ou le permet aujourd’hui comme demain : le sang et la sueur des travailleurs. Mais le plus important est, avant même le spectacle, de réfléchir aux moyens d’améliorer les conditions de travail des ouvriers, et pas seulement au Qatar… Si nous n’avons guère de poids sur la situation des classes laborieuses de cet émirat lointain, il n’est pas impossible de réfléchir au moins, là aussi, aux moyens de pression possibles pour inciter ce pays à améliorer, législativement et concrètement, les conditions de travail et de vie de ceux qu’il s’agit de ne pas oublier, même s’ils resteront invisibles aux yeux des spectateurs…

 

 

(à suivre)

 

 

 

Notes : (1) : « Du pain et des jeux ».

 

(2) : La Croix, jeudi 7 juillet 2022.

 

(3) : Préfet du département du Nord sous le roi Charles X, puis député royaliste légitimiste sous la Monarchie de Juillet, Alban Villeneuve-Bargemont fut l’un des premiers à évoquer et dénoncer la misère des ouvriers d’usines.

 

(4) : Médecin, Louis-René Villermé va rédiger un Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie en 1840, et sera le promoteur d’une médecine du travail pour les ouvriers que la Bourgeoisie capitaliste du moment verra souvent d’un mauvais œil, comme une « excuse à la paresse »…

 

(5) : Gérard Noiriel, historien contemporain anciennement communiste, a consacré de nombreux travaux aux ouvriers en France, comme Les Ouvriers dans la société française (XIXe-XXe siècle), qui méritent lecture… et critique, parfois !

 

(6) : Claude Geslin, historien ayant enseigné dans les universités de Bretagne, a publié en 1990 (et réédité en 2014 aux Presses Universitaires de Rennes) un ouvrage (devenu un classique incontournable) à l’histoire du syndicalisme ouvrier en Bretagne, qui est aussi une mine de renseignements sur les conditions de travail et de vie des ouvriers des XIXe et XXe siècles.

 

(7) : « La condition ouvrière », de Simone Weil, ouvrage composé après sa mort et regroupant les articles et les notes de la philosophe, jusqu’alors seulement publiés à l’origine dans des revues d’extrême-gauche, cette même mouvance politique l’ignorant largement désormais à cause de ses évolutions et engagements ultérieurs…

 

(8) : La Royale est l’hymne de l’Action française, et elle dénonce le côté antisocial de la République et rappelle le rôle de l’Etat royal dans la protection des classes ouvrières, dans son deuxième couplet… « Tu n’étais pas un prolétaire, libre artisan des métiers de jadis. A l’atelier comme à la terre, le Roi seul fort protégeait les petits. Abandonné, l’ouvrier peine, esclave hier, forçat demain, entre les dictateurs de haine et ceux du capital sans frein ».