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09/08/2022

La puissance chinoise contemporaine. Partie 2 : Quand la Chine pratique le "Politique d'abord" maurrassien.

 

Suite à ma dernière note, un de mes interlocuteurs semble me reprocher (courtoisement, et dans l’esprit de la « noble dispute ») de considérer que l’Occident est responsable de la montée en puissance de la Chine communiste et de minimiser les possibilités propres du grand pays asiatique qui, aujourd’hui, est devenu la grande préoccupation des Etats-Unis : en fait, et la précision s’impose, c’est la conjonction des deux phénomènes qui permet de saisir la situation présente, et le soutien de quelques autres éléments. Mais négliger les responsabilités de l’Occident dans ce processus débuté il y a une quarantaine d’années serait, plus qu’une erreur, ce serait une faute. Et je rappelle que Deng Xiao Ping, qui avait une conception du monde et de son avenir éminemment chinoise et communiste, a souligné lui-même ce que j’évoquais dans la note précédente (1) ! Il savait les faiblesses de l’Occident et il connaissait la « cupidité » des Occidentaux (ou plutôt de ceux qui, désormais, faisaient de l’Argent leur nouveau dieu, dans un double processus de sécularisation et de « triomphe de l’objet » en Europe, le supermarché remplaçant l’église ou le temple), d’où son appréciation des possibilités de développement de la Chine « grâce » à l’idéologie constitutive même de la société de consommation née en Occident et de son individualisme économique. D’ailleurs, la mise au point ce lundi 8 août de la firme Apple, qui fait suite à celle de Mars Wrigley et qui précède celle de toutes les firmes occidentales implantées sur le continent asiatique ou commerçant avec la puissance communiste, est révélatrice : elle reprend les termes mêmes du gouvernement chinois, et aucune, malgré les grands principes libéraux et « humanistes » qu’elles invoquent dans leurs chartes et communications (dont elles abreuvent les écrans publicitaires et « diversitaires » des pays d’Occident, un peu moins des pays du Sud…), n’évoque l’idée ou la trace même d’une indépendance ou d’une autonomie de Taïwan ! M. Mélenchon, qui a dit la même chose que toutes ces grandes entreprises multinationales occidentales, s’est fait lyncher, lui (surtout par les gens de Gauche, beaucoup plus virulents à l’égard de sa position que les gens de… Droite, étrangement muets), quand les firmes transnationales, elles, sont miraculeusement épargnées par les foudres de ces mêmes moralistes : quand les extrêmes se rejoignent, pourrait-on ironiser… Je pourrais attendre avec impatience l’appel des « libéraux » (je mets des guillemets car certains, rares néanmoins, sont plus attachés aux libertés civiques que les entreprises dont ils prônent la liberté…) à dénoncer et à boycotter toutes les firmes présentes en Chine, mais je risquerai de rester bien longtemps dans l’attente et, de toute façon, je ne suis pas certain que cela soit tout à fait efficace… Les féodalités économiques de la mondialisation n’ont que faire d’une île de 23 millions d’habitants, et s’il faut, à un moment ou à un autre, choisir entre sa liberté politique et les profits capitalistiques, le choix sera vite fait pour ces entreprises, sous la pression de leurs actionnaires eux-mêmes… La Chine le sait, et elle joue sur du velours. D’autant plus que, à bien y regarder, les Etats-Unis auraient bien du mal, désormais, à se passer de « l’atelier du monde » et de ses bas salaires, l’une des sources de la « mondialisation heureuse » vantée par les héritiers idéologiques de Ford et de Truman…

 

« Si la Chine s'est autant développée c'est tout simplement car elle a ouvert son économie, et qu'une nation travailleuse comme la Chine, première puissance démographique au monde, retrouve sa place "normale", dans le monde », souligne mon interlocuteur. Cela confirme exactement ce que j’explique plus haut, et cette « ouverture » est bien restée économique, évitant absolument une ouverture politique quelconque, la première confirmant la stratégie de Deng Xiao Ping de « faire de la force » et de se rendre indispensable à l’Occident… C’est même l’ouverture économique qui a financé la montée en puissance de la Chine communiste, puisque l’idée des libéraux (baignant dans cet optimisme qui consiste à croire que l’argent, en lui-même, est « le bien et le bonheur », en oubliant la sagesse des évangiles qui y voit un possible « bon serviteur » mais un « mauvais maître ») était, qu’à plus ou moins long terme, et reprenant la citation de Bernanos (mais dans un sens bien différent…), « la démocratie est (ndlr : ou plutôt serait, dans ce cas précis) la forme politique du capitalisme (2) ».

 

Que la Chine soit aussi une « nation travailleuse » (ou, plus exactement et complétement, commerçante « d’abord », si on se réfère à son histoire plurimillénaire), c’est indéniable (même s’il faut se méfier des préjugés…), mais c’est surtout, depuis 1979, un pays-atelier qui ne va pas se contenter trop longtemps de ce statut. Autant le XIXe siècle avait été le siècle du déclin, autant le XXIe pourrait bien être celui de l’hégémonie (3) : mais, attention à ne pas oublier la particularité chinoise qui préfère le contournement plutôt que l’affrontement direct ou la colonisation proprement territoriale. Et il est douteux que la Chine cherche à devenir le gendarme du monde comme les Etats-Unis depuis 1945 et, surtout, depuis 1991 (4) : il est plus intéressant pour elle, et correspondant mieux à sa conception de la puissance, de se rendre incontournable sans se soucier du sort du monde ou des autres pays. La sino-mondialisation n’est pas la globalisation occidentale, et c’est peut-être pour cela aussi que certains évoquent une « fin de la mondialisation » qui n’est, en fait, que la fin de la « mondialisation globalisante » autour du seul modèle états-unien affirmé au XXe siècle (5), la société capitaliste de consommation et de distraction motivée par l’individualisme de masse financiarisé

 

Il y a aussi une formule de mon interlocuteur qui m’intrigue : c’est celle de la « place normale » que la Chine devrait occuper au regard de sa démographie, et qui, en fait, me semble survaloriser le nombre, la quantité en somme, au détriment des autres réalités sociales : en effet, la Chine est, pour quelques mois encore, la première puissance démographique, mais elle est en passe d’être doublée, en ce domaine, par l’Inde et, surtout, son taux de fécondité est devenu si bas qu’elle pourrait voir sa population diminuer dès 2025. C’est la conséquence de sa politique de l’enfant unique (1976-2016) et, malgré ses efforts pour inverser la tendance, rien n’y fait ! Cela n’empêche pas, néanmoins, qu’à elle seule, elle soit numériquement trois fois plus peuplée que l’Union européenne et quatre fois plus que les Etats-Unis : sans être déterminant, cet aspect-là de la démographie chinoise compte sur le plan géopolitique comme sur celui de l’économie, et il nous faudra en reparler, sans oublier, justement, que la démographie est éminemment politique. « Il n’est de richesses que d’hommes », disait le juriste français Jean Bodin : si cette formule peut être nuancée par le mode de développement et de société (2ème PIB mondial, la Chine n’est que vers le 20ème rang si l’on se réfère au PIB par habitant, par exemple), mais aussi par le niveau de puissance militaire (technologique en particulier), elle est tout de même une variable à prendre en compte dans la définition de la puissance.

 

Une fois ces choses dites, il faut souligner néanmoins que, dans l’histoire des derniers siècles, le nombre n’est pas toujours déterminant et, même, peut constituer un handicap s’il est mal maîtrisé par le pouvoir politique, comme la période de la décolonisation (1945-1962 environ) l’a amplement démontré alors, au détriment des pays nouvellement indépendants pourtant démographiquement très dynamiques. La Technique (et sa « domestication » d’abord pour des activités militaires, puis civiles dans un second temps) est sans doute plus importante que le nombre parce qu’elle le soumet à sa propre logique, et la Chine, d’ailleurs, a longtemps (au temps de notre Moyen âge) profité de celle-ci : mais c’est le pouvoir politique, en l’occurrence l’empereur, qui va mettre un terme à la conquête maritime que l’amiral navigateur Zheng He avait incarnée dans le premier tiers du XVe siècle en ordonnant la destruction de la flotte et des chantiers navals et en se repliant sur le continent depuis la Cité interdite… Ce sont les Européens qui allaient en tirer profit, et leur petit nombre ne fut en rien un inconvénient, comme le confirme ensuite la conquête des Amériques et la destruction totale des grands empires inca et aztèque au XVIe siècle !

 

Ainsi, la « place normale » de la Chine dans l’ordre du monde est, surtout, un effet d’optique qui peut, si l’on y prend garde, nous faire oublier l’histoire et la nécessité du politique dans cette valorisation de la Technique et du pays concerné : sans Deng Xiao Ping et ses successeurs formés à la même logique sino-marxiste (les manuels de formation du Parti Communiste Chinois devraient être lus par tous nos politiques et nos économistes pour bien la saisir !), il n’y a pas de puissance chinoise, même économique. Il semble bien que le doctrinaire français Maurras ait eu raison, dans ce cas chinois, quand il explique que le politique constitue le meilleur moyen pour atteindre à la prospérité économique, comme l’arc nécessaire pour que la flèche atteigne son but : « Politique d’abord ! », non comme fin, mais bien comme moyen (6) ! Une prospérité économique qui ne s’émancipe pas, dans la Chine communiste, du contrôle de l’Etat, ce dernier poursuivant un objectif : « 2049, la première place dans le monde » (7). Il n’est pas interdit d’en tirer quelques leçons pour la France ! Des leçons, pas forcément un modèle…

 

 

 

 

 

(à suivre)

 

 

 

 

 

Notes : (1) : D’où l’importance que j’accordais à la formule attribuée à Lénine sur ces capitalistes qui vendraient même la corde pour les pendre, selon une logique du profit financier et économique qui n’est pas celle de la liberté et du bien commun… La logique économique n’est pas, en soi, « morale », et le libéralisme économique n’est pas, fondamentalement, l’ami des libertés politiques : il peut l’être, à l’occasion, mais ce n’est pas une règle absolue, loin de là ! La seule étude de l’histoire économique et sociale de la France, en particulier des trois derniers siècles, le confirme douloureusement, comme je l’ai déjà rappelé à l’occasion de notes ou d’interventions sur les lois libérales de 1791, leur idéologie, leur application et leurs conséquences, en particulier sociales…

 

(2) : Quand Georges Bernanos formule cette idée, il veut signifier que la démocratie (comprise dans le sens politique libéral du terme) est le régime qui privilégie le profit économique, le plus souvent au détriment de la société elle-même et de son harmonie, la démocratie divisant le corps civique en « monades » et en oubliant la nécessité d’une unité supérieure et d’un « bien commun » antérieur aux citoyens eux-mêmes. (Cf la note du début août sur Athènes, qui aborde aussi ce thème-là, en évoquant Créon et Antigone, comme le font Michel de Jaeghere dans Front Populaire de l’été 2022 et Charles Maurras dans Antigone, Vierge-mère de l’Ordre, texte publié après la Seconde guerre mondiale).

 

(3) : Il faut être prudent sur ce point : l’histoire n’est pas un sens unique et il n’est pas sûr qu’elle soit toujours écrite avant d’avoir lieu. Deux exemples modernes nous incitent à l’humilité : à la veille de la Révolution française, l’idée générale en Europe était que le XIXe siècle à venir serait français ; idem pour la Russie à la veille de 1914, alors que les Etats-Unis, qui venaient de donner naissance à la société de consommation, semblaient trop endettés pour pouvoir rester la 1ère puissance industrielle qu’ils étaient devenus à la suite de la Deuxième Industrialisation… Dans l’un et l’autre des cas, on sait ce qu’il en fut vraiment !

 

(4) : Les Etats-Unis ont néanmoins connu nombre d’échecs qui montrent aussi la vacuité d’une telle ambition, mais qui permettent de comprendre que, ce qui importe pour les Etats-Unis n’est pas de « gagner à l’extérieur » mais de « préserver le Mainland (la « métropole », le « pays principal », l’intérieur des Etats-Unis) » : et le but est largement atteint depuis 1866, hormis en septembre 2001 qui a vu le « sanctuaire » frappé en son cœur symbolique, New-York.

 

(5) : Le modèle états-unien peut être symbolisé par six noms, auxquels l’avenir adjoindra peut-être encore quelques patronymes contemporains : Franklin, Taylor, Ford, Sloan, Rostow, Disney. J’en reparlerai dans une prochaine note.

 

(6) : Le moyen du politique est absolument nécessaire à la prospérité économique, même s’il n’est pas le seul élément qui la détermine : « Faites-moi de bonne politique, je vous ferai de bonnes finances », disait le baron Louis en 1830 au roi français. Mais, à son tour, l’économie devient un nouveau moyen, une fois sa dynamique et les fondements de la prospérité bien établis, ou plutôt une « preuve » de l’efficacité du pouvoir politique, et celui-ci s’appuie sur ce nouvel étai pour renforcer sa légitimité aux yeux de ses citoyens-contribuables… Est-ce toujours aussi simple ? N’y a-t-il pas des velléités d’émancipation des forces économiques à l’égard du pouvoir politique qu’elles voient désormais comme un obstacle à leur propre réussite ou épanouissement ? Ne veulent-elles pas, alors, le conquérir pour mieux le soumettre ? C’est là un des nœuds de… la Révolution française du XVIIIe siècle…

 

(7) : 2049, soit la célébration du centenaire de la conquête totale par Mao Tsé Toung de la Chine continentale et l’établissement de la République populaire de Chine en 1949

 

07/08/2022

La puissance chinoise contemporaine. Partie 1 : Quand le libéralisme occidental nourrit le communisme chinois.

 

La République populaire de Chine existe en tant qu’État constitué depuis la victoire de Mao Tsé Toung sur les troupes « nationalistes » de Tchang Kaï Chek en 1949. La France l’a reconnue diplomatiquement en janvier 1964, par la bouche du général de Gaulle, à la grande colère des Etats-Unis : « Du fait que depuis quinze ans, la Chine presque toute entière est rassemblée sous un gouvernement qui lui applique sa loi et, qu’au dehors, elle se manifeste comme une puissance souveraine et indépendante, (…) le poids de l’évidence et de celui de la raison grandissant jour après jour, la République française a jugé, pour sa part, le moment venu de placer ses rapports avec la République populaire de Chine sur un plan normal, autrement dit diplomatique. » Dans cette reconnaissance, la morale et l’idéologie n’ont pas cours : de Gaulle ne se faisait aucune illusion sur la réalité totalitaire du communisme chinois, et il n’était pas communiste lui-même, seuls comptaient pour lui l’équilibre international d’une part, et l’indépendance française d’autre part, en dehors de toute autre considération. Reconnaître une réalité géopolitique n’est pas accepter l’idéologie du pays ainsi reconnu, et cela n’empêche aucunement aujourd’hui de s’émouvoir des souffrances des opposants et des autres habitants de la Chine, et de s’inquiéter de la volonté de mainmise de celle-ci sur Taïwan, là où s’étaient réfugiées les troupes de la Chine nationaliste après leur défaite continentale de 1949 : nous savons quel sort attend les populations taïwanaises après une éventuelle annexion pure et simple de cette terre (jadis nommée Formose) par la Chine dite populaire.

 

Oui, la puissance chinoise inquiète, et elle inquiète à juste titre : le totalitarisme communiste « brutal » du temps de Mao a laissé la place à un globalitarisme non moins assumé et tout aussi « intrusif », mais très attractif (car lucratif) pour les féodalités financières et économiques du monde occidental… Le vrai stratège révolutionnaire et éminemment marxiste (à la sauce locale chinoise…) n’est pas Mao, en fait, mais bien plutôt Deng Xiao Ping qui a sans doute beaucoup mieux appliqué l’esprit de la formule de Lénine, « Nous leur vendrons même la corde pour les pendre » (1), que son prédécesseur qui, lui, avait une conception plus « immédiate » de l’application de l’idéologie : Deng considérait que pour faire triompher le communisme, il fallait d’abord « faire de la force » et se rendre indispensable, voire incontournable sur la scène économique mondiale, et rendre, ainsi, les autres puissances dépendantes de la Chine pour pouvoir imposer « son » ordre sans avoir à tirer un seul coup de feu… La cupidité du capitalisme occidental, que connaissait bien Deng comme Lénine avant lui, a fait ainsi du nain économique chinois de 1979 le véritable géant de 2022 auquel il est désormais difficile de résister sans conséquences terribles pour les économies et les sociétés occidentales…

 

Durant cette période de « naissance » de la Chine contemporaine, l’illusion des économistes libéraux (2) mais aussi de nombre de démocrates de toutes les obédiences possibles, fut de croire que l’ouverture économique entraînerait forcément l’ouverture politique, une croyance que certains évoqueraient aujourd’hui comme un réflexe idéologique « colonial » qui négligeait les particularités proprement chinoises du pouvoir communiste de Pékin. Or, si l’économie chinoise devint l’une des principales du monde (la Chine devenant l’atelier du monde, comme l’Angleterre l’avait été au XIXe siècle), ce n’est pas la démocratie libérale qui sortit renforcée de cette forte croissance, mais bien le pouvoir politique du Parti Communiste, toujours au pouvoir aujourd’hui et cela sans sursis… Il y eut bien une tentative de « démocratisation à l’occidentale » lors de la première moitié de 1989 (le « printemps de Pékin »), mais elle finit sous les tirs et les chenilles des chars de l’Armée Populaire, sans que l’Occident ne bouge autrement que par quelques manifestations d’indignation vertueuse sans lendemain et une limitation du commerce des armes… Les entreprises occidentales continuèrent à délocaliser leurs usines européennes ou américaines vers la Chine sans coup férir, et la Chine devint l’Eldorado industriel pour un Occident soucieux de ne pas déchoir de son statut de société de consommation… Les pays les plus libéraux, des États-Unis aux pays de l’Union européenne, firent de l’économie chinoise un « miracle » : pour eux et en pensant à eux d’abord (ou à leurs classes dirigeantes, diraient certains esprits caustiques…), parce que les prix de production étaient bien plus bas que sur les territoires occidentaux qu’ils condamnaient eux-mêmes à la désindustrialisation (l’ouvrier français était devenu « trop cher », expliquaient doctement les économistes de la mondialisation heureuse pour justifier l’abandon des usines en France), et que cela assuraient des prix bas à la consommation pour leurs populations désormais dépendantes d’un consommatorisme constitutif de l’identité occidentale elle-même ; pour la Chine, qui sortit de la situation de précarité et d’impuissance, et devint, en moins d’une génération, la première puissance commerciale (depuis 2013) et la deuxième puissance économique mondiale, passant de l’imitation et du bas de gamme pour ses entreprises locales à l’invention et à l’indispensable technologique dans le même temps.

 

Je me souviens encore des avertissements du maurrassien Pierre Debray dans les colonnes de Je Suis Français (années 1980) et dans celles de L’Action Française (1994) sur la montée en puissance de la Chine et sur les illusions occidentales à son égard : mais, c’était peine perdue alors ! Malgré l’écrasement du printemps de Pékin, le « Made in China » s’imposa en quelques années et les économistes libéraux ne voyaient que le triomphe d’une nouvelle et simple forme de « libéralisme autoritaire » en oubliant que la Chine restait, encore et toujours, entre les mains du Parti Communiste et ne cédait rien, politiquement parlant, à l’idéologie de la démocratie occidentale. Mais, lorsqu’il m’arrivait, au détour d’une conversation, de le rappeler, l’on me rétorquait que ce n’était plus vraiment le communisme, que l’on ne pouvait pas se passer de la Chine, que les Chinois étaient désormais bien intégrés dans la mondialisation et que le modèle de société de consommation triomphait en Chine… Bref, la Chine était « acceptable » et la critiquer était faire preuve de « néocolonialisme » ou ne rien comprendre aux réalités économiques ! J’ai constaté alors, sans grande surprise il est vrai, que le libéralisme se conjuguait plus sur le plan économique que politique, et que les mêmes qui me parlaient droits de l’homme, démocratie, liberté (etc.), oubliaient leurs valeurs (du moins les morales, non les financières…) dès que la mondialisation était en jeu ou simplement évoquée…

 

Le résultat est là : la mondialisation capitaliste libérale a nourri le communisme chinois, et les capitalistes ont bien vendu la corde pour les pendre (à moins que ce ne soit nous, les pendus…) ou, du moins, pour les lier à cette Chine qui, aujourd’hui, leur permet d’avoir téléphones, ordinateurs ou panneaux solaires ! Et, malgré tous les remous actuels autour de Taïwan, qui parle de quitter le marché chinois ? Lorsque l’entreprise agroalimentaire Mars Wrigley commet « l’erreur » de parler de Taïwan comme d’un « pays » (c’est-à-dire, selon la définition usuelle, d’un ensemble territorial disposant d’un État souverain et d’une identité nationale, en somme) dans une de ses publicités pour des barres chocolatées, elle se sent obligée, suite aux réactions indignées des internautes chinois, de s’excuser et de rajouter qu’elle « respecte la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Chine », faisant alors fi de l’existence même de Taïwan sans provoquer, étrangement, de réaction particulière de Washington ni des capitales occidentales qui abritent la maison-mère et les filiales du géant Mars Wrigley. Le sommet de l’hypocrisie est atteint quand Snickers Chine (filiale chinoise de Mars Wrigley) publie sur son compte social le message explicite suivant : « Il n’y a qu’une seule Chine dans le monde et Taïwan est une partie inaliénable du territoire chinois » (3) … Nous parlons bien là d’une entreprise états-unienne dont le siège social est en Virginie, aux États-Unis et non à Pékin, et qui vante ses valeurs « libérales » à longueur de communications publicitaires et médiatiques !

 

D’ailleurs, quelle est l’entreprise occidentale, issue du monde libéral (ou se prétendant tel) et vivant de la mondialisation qui se veut tout aussi libérale (n’est-ce pas d’ailleurs là un excès de langage ? La question mériterait, en fait, d’être posée !), qui proteste contre le régime totalitaire communiste, contre les persécutions d’opposants (qu’ils soient catholiques, Tibétains ou Ouïghours musulmans…), contre l’exploitation des travailleurs et les conditions de logement de ceux-ci ? Bien sûr, il y a le respect de la souveraineté de chaque pays, et elle ne doit pas être négligée : cela n’empêche pas de s’inquiéter pour les populations locales et de favoriser, par la stratégie économique de production, d’échange et d’achat, les pays les plus proches du nôtre ou les plus socialement vertueux… Si les nations peuvent le faire, il n’est pas interdit aux consommateurs d’appliquer la même stratégie : « nos emplettes sont nos emplois », disait un slogan d’il y a quelques années, et la formule peut s’entendre aussi sur un plan plus politique et social, voire « humaniste »…

 

 

 

 

(à suivre)

 

 

Notes : (1) : La formule exacte est, selon les traductions existantes : « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons », mais elle est attribuée tantôt à Lénine, tantôt à d’autres dirigeants bolcheviques de l’époque de la NEP (années 1920). En fait, lorsque Lénine est censé la prononcer, il s’agit surtout pour lui de faire accepter l’aide alimentaire occidentale pour lutter contre la famine provoquée par les réquisitions abusives de produits agricoles au profit des villes, ou de légitimer la (légère) libéralisation incarnée par la NEP que les plus doctrinaires des bolcheviques considèrent comme un « recul idéologique » inacceptable…

 

(2) : Quand nous parlons des économistes libéraux, nous voulons dire ceux qui mettent à la base de leur idéologie la propriété privée des moyens de production, le libre-échange et, entre autres, la recherche libre et assumée du profit et, au-delà, de la profitabilité, considérant l’argent comme la valeur de détermination de la place dans la société… Cette définition basique n’empêche évidemment pas de la préciser et de la nuancer, et il serait faux de voir dans le courant libéral un ensemble totalement homogène, au-delà des éléments de définition évoqués plus haut : entre un Hayek et un Aron, que de différences malgré l’étiquette commune !

 

(3) : M. Mélenchon a soulevé une véritable tempête de réactions (principalement à gauche, d’ailleurs) l’accusant de complicité avec la dictature communiste pour des propos équivalents ! L’entreprise Mars, elle, n’a pas connu un tel hourvari : au fait, pourquoi ?

 

 

 

 

 

 

02/08/2022

Quelques leçons de l'antique Athènes (1).

 

La démocratie est née à Athènes, nous dit l’historien, et le souvenir de Périclès semble hanter ce grand mot comme il hante le nom d’Athènes même. Mythe, histoire, idéologie… : à quoi raccrocher la démocratie, et le mot qui résonne dans toutes les enceintes de la République (et au-delà, autant de celles-ci que de celle-là) a-t-il le même écho chez tous les citoyens de notre France contemporaine ? J’en doute, et cela depuis le temps de mes quinze ans. Le fort dossier de la revue Front Populaire, dossier intitulé « Mort de la démocratie. Un peuple en trop », a le mérite d’ouvrir quelques pistes de réflexion sans que l’on se sente obligé de s’accorder avec toutes. Ce qui est certain, c’est qu’elles sortent bien souvent et fort heureusement de la doxa de l’éducation nationale qui, dans ses manuels scolaires, se contente trop souvent d’un discours idéologique et moraliste plus que proprement scientifique, historiquement parlant, et philosophique : il est vrai qu’il ne s’agit pas alors de faire réfléchir mais de formater les esprits autant que possible dans un sens qui ne disconvient pas aux féodalités dominantes en notre République, mondialisée sans doute plus que trop visiblement mondialiste.

 

Athènes est-elle la mauvaise conscience de notre démocratie contemporaine ? Il n’est pas interdit de le penser quand on se rappelle que l’Union européenne a renoncé à se référer aux origines athéniennes de l’Europe dans le préambule de sa constitution, il y a presque vingt ans : ce qui pourrait sembler n’être qu’un détail sans importance est, en fait, un terrible révélateur de « l’abandon européen », de ce refus de poursuivre l’histoire ou, plutôt, la civilisation née de l’Antiquité gréco-latine et qui irrigue encore le terreau de nos cultures européennes et, au-delà, de la civilisation française elle-même, sans doute la plus aboutie des civilisations historiques du monde et pourtant fort menacée et fragilisée par la globalisation et le globalitarisme contemporains (1). En fait, la démocratie du siècle de Périclès paraît désormais presque à l’opposé des démocraties européennes dites représentatives et, par la même occasion, oligarchiques (voire ploutocratiques), ce que Michel de Jaeghere précise dans l’entretien publié par Front Populaire de cet été 2022, en faisant remonter la rupture entre les deux conceptions (athénienne ancienne et européenne contemporaine) à 1789 et à la Déclaration d’août de cette année-là, à Versailles : « (…) l’État de droit désigne, pour nous, tout autre chose [que « identifier la liberté à la primauté de la loi sur l’arbitraire »] depuis que nous avons fait entrer dans le droit positif la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : avec elle, une philosophie individualiste qui proclame que les hommes naissant libres et égaux en droit, l’individu a des droits illimités, antérieurs et supérieurs à ceux de la société, et qu’ils sont dès lors opposables à toutes les institutions, considérées par leurs cadres, leurs disciplines, leurs frontières comme ontologiquement aliénantes. » En somme, l’individualisme a perverti le sens originel athénien de la démocratie en la ramenant à la recherche de la simple satisfaction de besoins individuels, souvent égoïstes au sens premier du terme parce qu’ils se fondent sur le sentiment personnel plutôt que sur la conciliation collective et l’intégration à une société préexistante à celui qui revendique « son » droit personnel, individualisé sans forcément beaucoup d’égard pour « l’altérité » et la collectivité fondatrice et enracinée. L’individu peut devenir alors ce citoyen « incivique » qui légitimera Créon (le « pays légal ») et détestera Antigone (le « pays éternel »), celle qui croit en des valeurs supérieures à la seule légalité de « l’immédiateté démocratique » (2). Entre Créon et Antigone, mon choix ira toujours vers Antigone (3), et Charles Maurras, celui qui effraie tant les bien-pensants qui se targuent de démocratie en oubliant toute démophilie qu’ils assimilent à du populisme (4), a rappelé que c’est Créon qui est infidèle à l’esprit de la Cité et non Antigone (cette « Vierge-mère de l’ordre » comme il la nommera), pourtant condamnée légalement (comme le sera Socrate, d’ailleurs) et victime expiatoire d’un Pouvoir persuadé de son « bon droit ».

 

Comme le souligne Michel de Jaeghere : « A l’instar de l’Antigone de Sophocle, et au contraire de la quasi-totalité de nos hommes politiques, ils [les Athéniens] proclamaient qu’au-dessus des lois humaines, il y avait les lois non écrites, inébranlables, des dieux, qu’il n’appartiendrait jamais à Créon de transgresser, serait-il élu démocratiquement. Ces lois commandaient tout une part de la vie morale. Elles obligeaient à la loyauté, au respect des traités, à la piété filiale, au patriotisme, elles interdisaient le sacrilège, le viol des serments, la mise à mort d’un prisonnier, la privation de sépulture ; elles imposaient le respect de la propriété privée et celui de la vie des innocents. » En somme, la société et son harmonie (qui n’était pas toujours « facile »…) primaient, et le sort de l’individu ne pouvait se prévaloir d’une quelconque priorité sur celui de la Cité : « pas de Cité, pas de citoyens », pensaient les anciens Athéniens, qui n’oubliaient pas de préciser que la Cité, c’était les citoyens aussi, ceux du moment qui étaient les héritiers de ceux d’avant et qui devaient se placer dans « l’ordre » (la lignée, diraient certains) de leurs prédécesseurs au risque de perdre ce qui faisait la nature même de la Cité, sa liberté protectrice, son indépendance souveraine sans laquelle les citoyens du présent perdaient leurs propres libertés collectives et particulières, et celles de leur descendance. C’est aussi une leçon pour aujourd’hui, et l’histoire des derniers siècles (en particulier du XXe), qu’il convient de ne pas oublier, l’a confirmée, y compris à nos dépens : occupée, la France n’est plus libre et les Français non plus, quelles que soient les arguties politiques ou juridiques qui cherchent à montrer le contraire. Mais la nation, si l’État est prisonnier ou vassal d’un autre, peut survivre au-delà même du territoire de la patrie : d’une part par l’exil de la « part combattante et résistante » en un lieu « d’intérim territorial » (l’île de Salamine ou Londres) ; d’autre part par la résistance enracinée, principalement celle de l’esprit et du sentiment d’appartenance à une communauté historique, sur le lieu même indûment occupé par l’envahisseur. Pour cela, encore faut-il que l’individualisme n’ait pas étouffé tout esprit de liberté et de reconnaissance civique.

 

La société de consommation contemporaine semble parfois avoir transformé les citoyens en simples consommateurs-contribuables, et le sort de l’ensemble civique, de ce « Tout pluriel », peut laisser indifférents les individus « socialement désaccordés » qui se préoccupent de leur seule existence, dans une société devenue anomique et, d’une certaine manière, anonyme parce que se mondialisant au risque de perdre toute particularité essentielle. Or, le retour brutal de la guerre militaire dans notre horizon géopolitique et mental contemporain, après celui de la crudité (et de la cruauté) du terrorisme des années 2010 sur notre propre territoire (particulièrement durant les années 2015 et 2016), marque aussi le retour du questionnement sur l’appartenance à la Cité et ses conséquences, et sur la définition même de la Cité et ses formes institutionnelles, à la recherche de celles qui peuvent assurer le mieux la pérennité des populations et des patrimoines collectifs qui sont siens…

 

 

 

 (à suivre)

 

 

 

 

Notes :

 

(1) : Certains me reprocheront de trop valoriser la civilisation française (différente de ce que l’on nomme, peut-être injustement, la civilisation européenne, notion d’ailleurs en voie de disparition des manuels scolaires quand elle était encore vantée il y a moins de vingt ans sous la formule « identité de l’Europe » …), le mot civilisation lui-même ayant désormais mauvaise presse au point de ne plus être prononcé, ou presque, sur la scène publique et dans l’éducation nationale. Mais j’assume : oui, il y a une civilisation française dont les étrangers perçoivent souvent plus que nous-mêmes l’existence et les traits majeurs parfois déformés par le cinéma et les séries télévisées et, surtout, par les agences de communication chargées d’alimenter les flux touristiques de par le monde… Cette civilisation française plonge ses racines dans des univers parfois fort différents et avec des calendriers qui ne sont pas tous alignés les uns sur les autres (de l’Antiquité à nos jours), et, s’il peut y avoir un tronc commun et une sève historique que l’on peut résumer par le mot nation auquel il faudra rajouter, pour éviter toute confusion, l’adjectif française, les branches et les fleurs peuvent être de formes et de couleurs différentes sans menacer l’harmonie de l’ensemble…

 

(2) : « L’immédiateté démocratique » peut être définie comme ce paradoxe apparent d’un vote qui donne à la démocratie un « commandement », sur un temps plus ou moins long, d’une présidence ou d’une législature, fondé sur la représentativité des vainqueurs ou de la « majorité électorale » du moment (et l’abstention, elle, disparaît complétement, signifiant alors une absence « illégitime » et « illégale » dans le sens où elle ne peut fonder, par définition comme institutionnellement, aucune politique de représentation et de gouvernement) mais qui peut, pour certains, être remise en cause dès le lendemain par un autre vote ou par « l’état de l’opinion » défini ou orienté par les sondages… C’est, d’une certaine manière, une forme de mouvement permanent, d’agitation sans fin ni fond, simplement dominé par l’émotion individuelle qui cherche, parfois, à se faire collective… Les réseaux sociaux, s’ils peuvent illustrer cette « immédiateté » et cette agitation permanente, ne font que reprendre, sans doute en moins tragique, le « mouvementisme » de la période de la Révolution française qui vit valser gouvernements et têtes en un temps vif et court (de l’été 1792 à l’été 1794 pour les secondes plus encore que pour les premiers ; de l’été 1794 à l’automne 1799 pour les premiers plus que pour les secondes…).

 

(3) : En fait, est-il si facile de savoir distinguer entre Créon et Antigone, selon les époques et les circonstances ? Maurras lui-même, malgré toute sa raison raisonnante et son nationalisme raisonné, confondra Pétain avec Antigone et verra en de Gaulle, qu’il avait pourtant encensé quelques temps auparavant (en particulier au début juin 1940, dans les colonnes de l’Action française), une sorte de Créon continuateur de cette Troisième République qui avait mené la France à la catastrophe et un « diviseur » : une erreur incompréhensible pour qui lit la collection de l’AF d’avant cette date funeste.

Cette difficulté (et ces problèmes de conscience que l’on ne peut méconnaître, non pour excuser mais pour saisir toute l’humanité terrible du choix… et des erreurs, l’homme étant, par nature, faillible !) à savoir reconnaître Antigone et Créon rappelle aussi les propos que l’on prête au gouverneur de Launay, en charge de la vieille forteresse médiévale de la Bastille au 14 juillet 1789, propos dans lesquels il avoue son désarroi sur ce qu’il devrait faire, selon les devoirs liés à sa fonction d’officier du roi…

 

(4) : La démophilie, c’est, littéralement, « l’amour du peuple », l’amour que l’on porte à lui non par démagogie mais par charité sociale et convivialité, et par le désir de sa pérennité et de le servir, y compris au-delà de ses propres volontés suicidaires s’il en a. Quand la démocratie contemporaine fait du peuple le souverain, elle n’en est pas amoureuse ni même amie, mais elle lui fait juste la cour le temps d’une campagne électorale pour qu’il lui donne les clés du pouvoir que les élus exerceront en son nom, mais en toute indépendance de celui-ci, les révolutionnaires français de 1789 ayant pris bien soin d’interdire dès l’été de cette année-là le mandat impératif…