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23/07/2021

Quelles leçons françaises tirer de la "déroute occidentale" en Afghanistan et ailleurs ?

 

Dans quelques semaines, les dernières troupes états-uniennes auront quitté l’Afghanistan, mis à part quelques instructeurs et conseillers de l’armée afghane, et les Afghans seront livrés à leur destin qui pourrait bien prendre les couleurs, plutôt sinistres, des talibans déjà maîtres de la majeure partie du pays. Cette « déroute de l’Occident », comme l’évoque l’hebdomadaire Le Point cette semaine, ne doit pas être négligée et elle doit même servir de leçon, même si les Démocraties semblent avoir perdu le sens de la durée et, peut-être, le sens des choses, préférant le mol oreiller de l’indifférence et de la « bonne conscience » (sic !), plus pratique pour étouffer les réalités qui dérangent.

 

La principale leçon à tirer (ou à retirer) est que la politique des bons sentiments n’est pas une politique en tant que telle, et que la morale (ou l’émotion ? L’intervention occidentale était censée répondre aux attentats du 11 septembre aux Etats-Unis), si elle peut « légitimer » (mais est-ce le bon verbe ?) une opération militaire, ne peut fonder un nouveau régime politique. Dans Le Point, le diplomate Gérard Araud explique « pourquoi la démocratie ne peut jamais s’imposer, ni s’improviser », et cela nous rappelle aussi que nos révolutionnaires de 1789 avaient utilisé les plus grandes violences (jusqu’à la terreur la plus extrême des années 1793-94, et l’extermination de populations récalcitrantes) pour imposer « leur » conception de la Nation (avec majuscule obligatoire) et « leur » République qui, au demeurant, n’était pas forcément celle du voisin… « Des guerres occidentales pour une vision occidentale du monde se sont heurtées aux dures réalités de sociétés qui sont capables de gagner les premières et de refuser la seconde. » C’est donc « l’échec d’une force occidentale supérieure par la technologie, l’armement, l’entraînement des soldats et la faillite d’une politique aux bonnes intentions, qui visait à instaurer dans ces trois pays (ndlr : Irak, Afghanistan, Mali) une démocratie respectueuse des droits de l’homme et de l’égalité des sexes ». Pourtant, les Etats-Unis et leurs alliés pensaient pouvoir reproduire sans trop de difficultés le schéma de la Seconde guerre mondiale et, surtout, de sa « réussite démocratique » en Allemagne (de l’Ouest) et au Japon après 1945, oubliant qu’il y avait là, déjà, des Etats politiques constitués et un sentiment national que les guerres et les défaites avaient, somme toute, renforcés. Ce n’était pas exactement le même cas de figure dans ces pays du Sud dont l’unité tenait parfois à un « sacré » local ou historique que l’Occident n’a pas su apprécier et savamment utiliser… Ainsi, le refus définitif des Etats-Unis de restaurer comme chef d’Etat celui qui avait été, quarante ans durant, le roi d’Afghanistan (Zaher Shah, décédé en 2007) et qui était respecté par les clans et les populations afghanes au-delà de leurs différences ethniques, voire religieuses, a sans doute largement contribué à l’échec final des tentatives de pacification occidentales : quand un conquérant ou un « envahisseur » (selon les points de vue, fort tranchés sur cette question) oublie l’histoire pour ne privilégier qu’une conception morale de la politique ou son seul intérêt « égo-politique » (plus encore que géopolitique), la réussite est fort douteuse et rentre même dans le domaine de l’utopie, c’est-à-dire de la construction d’un cadre politique et d’une société rêvée sur les sables mouvants d’une réalité qui, en fait, se dérobe… C’est ce qu’avait d’ailleurs compris le président états-unien Truman en 1945 en laissant l’empereur Hiro-Hito sur le trône du Japon tout en faisant condamner à mort ses principaux ministres et généraux accusés de crimes de guerre sur la période 1928-1945. George W. Bush et ses « faucons », perdus dans leur croyance en une irrémédiable « fin de l’histoire » qui aurait été favorable au modèle politique et de société états-unien, n’ont pas eu l’intelligence de leur prédécesseur, successeur légal et malin de Roosevelt.

 

Pourtant, au début des années 2000, l’illusion était belle : « Il était néanmoins légitime d’espérer, à Washington, à Bruxelles ou à Paris, qu’Irakiens, Afghans et Maliens se joindraient aux forces venues les libérer de l’oppresseur et leur apporter les bienfaits de la démocratie ; ils auraient pu tirer parti des élections pour se doter d’institutions solides et de dirigeants intègres. S’ils ne l’ont pas fait, c’est parce qu’ils n’étaient pas préparés à passer sans transition d’une société autoritaire et patriarcale à une démocratie. » L’un des problèmes réside aussi dans la définition même de « démocratie » qui, en fait, ne peut être la même partout au risque de se renier elle-même si elle est définie, par exemple, par un modèle institutionnel fonctionnant sur la règle majoritaire à intervalles réguliers (les élections) ; si elle est comprise comme un mode de vie social privilégiant l’individu et sa liberté personnelle au détriment de ce qui, dans le pays considéré, « fait corps et sens », elle apparaît aussi en contradiction avec la démocratie politique qui fait de la majorité exprimée du corps électoral (à un moment donné, majorité qui n’est pas forcément confirmée par le moment suivant) la source des lois et des contraintes légales, au-delà des enjeux proprement religieux. Ces difficultés n’ont pas été réglées par des interventions militaires qui se voulaient « démocratiques » mais paraissaient, dans le même temps, violer le principe même d’une politique souveraine des Etats considérés et envahis : les discours des Etats occidentaux n’étaient pas forcément illégitimes mais ils n’étaient pas non plus forcément compréhensibles par des populations locales qui oubliaient vite le bien accompli par les forces occidentales (la libération de leurs villages jusque-là occupés par des groupes armés belliqueux à leur égard, par exemple, et  la mise à distance du péril des extrémistes islamistes ; etc.) pour n’en considérer que les côtés moins heureux, à tort ou à raison d’ailleurs.

 

« Les Occidentaux ont fait comme s’il suffisait d’édicter une Constitution et d’organiser des élections honnêtes pour voir fonctionner une démocratie. Il a fallu deux siècles aux Européens pour y parvenir tant bien que mal », et notre propre histoire nationale nous rappelle cet impératif du temps long pour enraciner des institutions ou des habitudes politiques qui « apaisent » les tensions toujours sensibles (et la période actuelle n’en est pas exempte, loin de là !) : ce n’est pas la Révolution qui a ancré la démocratie représentative (1) en France, mais bien plutôt les Monarchies qui l’ont suivie, avec la Charte et l’établissement d’assemblées (deux, au niveau national) qui « font les lois » (à défaut de toujours les inspirer) quand l’Etat les fait appliquer après les avoir promulguées et, souvent, « appelées » et préparées. Et les régimes suivants ont poursuivi ce long travail de « parlementarisation » de la vie politique, au risque parfois de faire basculer cette dernière dans un parlementarisme excessif et de mauvais aloi dont le général de Gaulle voudra, à son heure, libérer le pays par la Constitution de la Cinquième République. S’il n’est pas complètement assuré que la démocratie soit forcément « arrivée à bon port » (2), il n’est pas interdit de considérer que certains de ses acquis sont bénéfiques quand d’autres appellent la pratique d’une tradition critique, mais dans le cadre préexistant d’un pluralisme politique qu’il convient de préserver et, même, d’abonder, à rebours des tendances globalitaires des courants « d’effacement » contemporains

 

Aurait-il fallu, au regard de nos traditions politiques et de leurs fortes contradictions d’avec les principes de vie de pays comme l’Afghanistan, l’Irak ou le Mali (entre autres), s’abstenir d’aller « mourir pour Kaboul » ou « pour Tombouctou » et, donc, préserver la vie de nos propres soldats, la France ayant payé un tribut très lourd ces dernières décennies dans les opérations extérieures et dans les actes terroristes frappant notre pays en son cœur (particulièrement en 2015-16) ? La tentation d’un désengagement complet de notre pays des affaires du monde pour se replier sur le pré carré français ou la construction européenne est forte et elle satisfait ceux qui ne voient plus dans les Etats que de simples gendarmes de la société de consommation et de distraction contemporaine (la fameuse « société distractionnaire » moquée par Philippe Muray) ; mais elle n’est pas, en fait, satisfaisante pour qui pense en termes de temps long et de pérennité d’un modèle de civilisation qui, pour imparfait qu’il soit, nous donne des raisons de vivre et nourrit encore les espérances d’une grande part de nos compatriotes qui ne limitent pas leur appartenance au pays à une simple question digestive… De plus, ces combats lointains s’inscrivent aussi dans la préservation de nos frontières, aussi éloignées soient-elles, et nous parlons, là, de la France : des frontières qui ne sont pas, d’ailleurs, que physiques mais symboliques, intellectuelles, civilisationnelles. « Le monde a besoin de la France », s’exclamait Georges Bernanos. Le général de Gaulle, son lecteur fidèle, le pensait aussi, maintenant ou relevant (malgré le déclin des décennies précédant son « règne ») le rang de la France dans le grand concert des nations, et cela malgré une stratégie qui, en Algérie, aurait sans doute pu être différente.

 

En fait, il me semble de plus en plus que l’erreur originelle est d’avoir trop « occidentalisé » les interventions extérieures, dans une logique états-unienne de « colonialisme démocratique » (qui, en temps de paix, porte le nom de « Développement », comme l’a justement signalé depuis fort longtemps le décroissant Serge Latouche), et cela au lieu de jouer la carte qui fut celle du militaire français Lyautey en son temps au Maroc, celle que l’on pourrait baptiser « l’adaptation conviviale » : s’appuyer sur les populations locales et sur leurs traditions pour les mener, peu à peu (même si le plus tôt serait le mieux), sur le chemin d’un « minimum politique » (en attendant et en espérant mieux, même si le calendrier peut être long dans certains pays et pour certaines populations avant d’atteindre les canons « universels » d’une vie politique pluraliste et apaisée souhaitable). Comme le souligne avec raison Gérard Araud : « on n’instaure une démocratie ni avec un marteau ni avec des baïonnettes, comme ont essayé de le faire en vain Américains et Français. On ne l’impose pas ; elle doit répondre aux besoins des populations même si elle ne correspond pas aux normes américaines et européennes ». Cela ne doit pas nous empêcher de prôner quelques uns des éléments (voire des fondements) de notre civilisation (en politique comme dans la vie sociale), mais sans les confondre avec la société de consommation qui oublie l’esprit ni avec la démocratie parlementaire et oligarchique qui ne correspond pas forcément à ce que les peuples locaux veulent faire de leur destin ;  ce destin qui doit rester le leur, tant qu’il n’atteint pas le nôtre en cherchant à le subvertir ou à le détruire pour installer « leur » ordre, politique ou religieux, qui n’est pas et ne peut être le nôtre… C’est parce que la France sera sûre d’elle-même (et capable de défendre, y compris militairement, sa particularité historique et civilisationnelle) qu’elle pourra, non seulement vivre et « sur-vivre » face aux risques du monde, et qu’elle pourra entraîner des nations et des peuples, non à lui ressembler, mais à s’inspirer d’elle. Et confirmer ainsi son éternité nécessaire

 

 

 

 

Notes : (1) : Il s’agit là de la démocratie électorale dite représentative (même si elle peut accepter, rarement, des formes de démocratie plus directe comme le référendum), au sens d’une participation indirecte des citoyens aux affaires d’un Etat pourtant – ou par conséquent ? - de plus en plus intrusif au cours de ces deux derniers siècles, ce que relevait, avec une certaine inquiétude, Bertrand de Jouvenel dans « Du Pouvoir » dès les années 1940.

 

(2) : Il faut bien se rappeler que la démocratie telle que nous la connaissons n’est sans doute pas « définitive », ne serait-ce que parce que l’histoire institutionnelle n’est jamais figée même si elle peut paraître fixée, et que le rapport aux pouvoirs des communautés et des personnes peut nécessiter d’autres formes d’institutions et de préjugés politiques pour satisfaire le corps civique en ses différentes acceptions.

 

 

 

11/07/2021

La nation française, tentative d'une définition. Partie 2 : La naissance d'une nation, bien avant 1789.

 

Sous l’Ancien régime, la nation française existe sans que la notion soit toujours précisée en tant que telle : pour faire simple, il est possible de dire que, si l’État de France naît avec l’élection en 987 du roi Hugues Capet (et sans que le nom de France ne soit, d’ailleurs, accolé au titre de roi, ce qui n’adviendra qu’à partir de Philippe-Auguste), la nation française, elle, apparaît d’une certaine manière en 1214 avec la victoire de Bouvines et le soutien des bourgeois des villes aux armées royales de celui qui, alors, passe du statut de suzerain (« le roi des nobles », en somme) à celui de souverain (« le roi de France » et, désormais, des Français au-delà des simples liens féodaux). Mais la France est déjà la France, quelles qu’en soient les frontières et l’espace du moment considéré, et c’est en cela aussi qu’il est crédible de la qualifier de « nation », c’est-à-dire de cadre dans lequel est reconnue (sinon acceptée…) une autorité temporelle (politique) suprême, parfois sans beaucoup de pouvoir(s), et qui s’incarne alors dans « le » roi, qu’il faut comprendre au double sens de personne physique inscrite dans une suite familiale (qualifiée de dynastie) et de magistrature suprême de l’État, résumée à « l’État », terme employable ici dans le sens de l’instance de décision politique « supérieure » du royaume, au-delà des centres de décision locaux, féodaux ou communaux.

 

Au Moyen âge et jusqu’en 1789, la Monarchie construit la nation comme espace politique et géopolitique, inaliénable ou revendiqué comme tel (ce qu’évoquent les fameuses lois fondamentales du royaume, véritable constitution coutumière et traditionnelle), et sur lequel s’exerce la souveraineté de l’État royal sans, pour autant, supprimer toutes les autres instances de décision du pays, qu’elles soient politiques, administratives ou religieuses (mais aussi sociales et corporatives). « Les rois ont fait la France », affirmait un vieux chant royaliste (en l’occurrence « la Royale », hymne de l’Action Française depuis les années 1920), et ce n’est pas faux, si l’on précise bien le sens du verbe « faire » en cette occasion historique. Faire la France, c’est-à-dire en « construire » les contours territoriaux mais aussi fonder une culture politique d’Etat particulière, former une unité qui, au-delà des différences et des diversités (termes qu’il convient d’accorder pour que ce qu’ils recouvrent ne deviennent pas antagonistes), ordonne l’ensemble en un équilibre supérieur et « reconnaissable » autant à l’intérieur que pour l’étranger.

 

C’est l’espace de la Cité France (au sens de la « polis » tel que les Athéniens l’ont définie il y a 2500 ans) qui se construit au fil des siècles et qui permet, en 1789, d’avoir les frontières métropolitaines que nous connaissons encore aujourd’hui, à quelques exceptions et ajouts près (la Sarre en moins ; Avignon, Nice et la Savoie en plus), et qui forment « l’hexagone » identifiable sur les cartes depuis le XVIIIe siècle. Mais la nation n’est-elle qu’un pays, un territoire ? Bien sûr que non : elle est aussi une « unité » (terme préférable à « identité » qui renvoie trop à l’uniformité et à l’égalité jacobines) incarnée et garantie par l’autorité royale jusqu’à la Révolution, une « histoire d’histoires » dominée par celle de l’État royal (qu’il met en scène, d’ailleurs, par volonté d’une légitimation fondée sur les temps passés et la « gloire du roi ») mais complétée par une histoire « sainte » (autour de l’Église, de ses rites et doctrines, de ses saints parfois très locaux et de ses traditions enracinées dans des terroirs, y compris sous forme de superstitions ancestrales…) et des histoires « communautaires », mélanges de mémoires ethniques, « provinciales » (les provinces étant, d’une certaine manière, une « invention » de l’État royal unificateur et incorporateur pour garantir un sentiment d’appartenance à l’ensemble sans trancher les racines de mondes anciens parfois immobiles) et villageoises.

 

L’effort multiséculaire de la Monarchie pour « faire France » se traduit, au-delà de la conquête, du traité, du mariage ou de l’héritage, par la mise en place d’un appareil d’État (qui s’appuie aussi sur « l’apparat d’État » depuis les rois de la Renaissance et particulièrement le roi-mécène François 1er jusqu’aux rois versaillais) et d’une culture royale qui, bientôt, se fait nationale, en particulier à travers l’édit de Villers-Cotterêts qui fait de la langue du roi (la langue française) la langue des actes administratifs (en remplacement du latin, et non des langues locales) et la création du Collège des lecteurs royaux (aujourd’hui Collège de France), mais aussi l’Académie française. La Révolution, dans son surgissement et ses rugissements, croira faire œuvre originale en remodelant le pays selon un schéma rationnel et presque clinique, et cela au nom d’une conception idéologique de la nation (qui se doit d’être « une » comme la « volonté nationale » qui doit en être l’unique législatrice pour l’ensemble des territoires qui, eux-mêmes, se doivent d’être « égalisés », selon la conception des constituants de 1789-1795) ; en rompant avec ce qui avait fait, justement, la particularité (sans être forcément originale, à bien y regarder) de la nation française depuis les premiers capétiens, c’est-à-dire l’acceptation et l’incorporation des histoires et des enracinements immémoriaux, de ces multiples « traditions critiques » au sein d’un ensemble pluriel. La richesse culturelle de la France, de cette France aux mille blasons, sera fortement dépréciée par le jacobinisme d’État hérité de la Révolution et de l’Empire… Mais elle survivra, « malgré la République ». Et c’est aussi elle qui permet à notre pays d’être, jusqu’à la crise sanitaire, la première destination touristique mondiale…

 

 

 

(à suivre)

 

 

 

08/07/2021

La nation française, tentative d'une définition. Partie 1 : Une nation plurielle contre la Nation jacobine.

 

La prochaine élection présidentielle va-t-elle relancer l’éternel débat sur la nation et sa définition, certains souhaitant substituer au drapeau tricolore l’étendard étoilé de l’Union européenne, tandis que d’autres voient dans ce dernier un véritable blasphème à la République, y compris un Jean-Luc Mélenchon qui y reconnaît une opposition de principe entre nation laïque et Europe chrétienne ? En fait, ce débat mérite d’être abordé et toujours renouvelé car, par nature, si la nation est un « être », elle est donc également vivante et mortelle à la fois. La nation, dans son acception française « historique » (ce dernier qualificatif devant être bien distingué de celui d’hystérique), celle qui précède l’idéologique chère aux jacobins des années révolutionnaires, n’est pas un absolu « fini » et indépassable, mais, bien au contraire, une médiation au monde et au temps pour ceux qui y appartiennent et en sont le corps démographique et civique. Et elle n’est pas non plus un « bloc » mais un ensemble pluriel, une marqueterie de communautés et de personnes, dont les identités se superposent et se croisent, voire se mêlent et s’emmêlent, dans la maison commune de la nation française.

 

Fruit d’une histoire politique fort mouvementée, la nation française apparaît comme une unité politique et géopolitique organisée par (et autour de) l’État central qui, au fil des siècles, se transformera en État centraliste après avoir été centralisateur quand il n’était, à l’origine, que le centre dominant et ordonnateur, plus ou moins efficace au Moyen âge, et s’incarnant dans un roi, d’abord suzerain féodal avant que de devenir souverain national. Quand la Monarchie s’est voulue fédératrice et fédérative, la République se pensera immédiatement comme centraliste, et les Girondins, qu’une lecture un peu rapide de la Révolution française oppose aux Jacobins, ne seront pas moins centralisateurs que les autres futurs bonapartistes, même si leurs racines provinciales pouvaient les amener à critiquer certains excès de la centralisation en cours. Mais tous les partisans de la Révolution transformée en République considèrent la nation comme un bloc « Un et indivisible » et renient les provinces, découpées en départements (en décembre 1789) dont l’artificialité correspond à une volonté de simplification administrative, cette dernière devant faciliter l’exercice de la souveraineté d’une « volonté générale » concentrée dans les assemblées parisiennes.

 

Ainsi, il faut bien distinguer la Nation avec majuscule de la nation au sens ancien (et nôtre…) ou, plutôt, au sens historique du terme, une nation qui n’a pas besoin de majuscule pour être et durer… La « Nation » est plus une idéologie qu’une réalité historique et politique : les Jacobins en feront même un mythe et un système tout à la fois, au risque de la couper des racines fondatrices de la France, et la négation chez les plus républicains des fondations capétiennes, négation traduite par la formule anhistorique « la France est née en 1789 », se marquera par l’adoption (temporaire) d’un calendrier commençant à la chute de la Monarchie en 1792 ! Or, remarqueront les historiens, l’on ne peut parler de Révolution française que parce que, justement, il y a une France préexistante à cet événement révolutionnaire. C’est la Troisième République qui, plus intelligemment que les partisans de la Première, réintégrera (récupérera ?) l’histoire ancienne de la France, en effaçant dans le même temps les histoires particulières des provinces de France, comme si elles n’avaient jamais existé indépendamment de la France. Ainsi, depuis Jules Ferry, les écoliers bretons n’apprennent rien du passé de leur propre terre avant la duchesse Anne de Bretagne et le rattachement du duché au royaume de France, à la fin du XVe siècle. Au nom de cette même conception de la « Nation majusculaire », les langues de France non-francophones furent implacablement chassées des lieux d’enseignement et de l’histoire même de la France, jusqu’à disparaître (ou presque) des paysages sonores de nos villes et campagnes. Cette épuration linguistique et historique se fit au nom d’une conception uniformisatrice et égalitariste, loin de la souplesse monarchique et de sa prise en compte, parfois complexe et controversée, des identités et des traditions locales.

 

 

 

 

(à suivre)