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25/05/2021

Plaidoyer contemporain pour la Monarchie.

 

Le magazine Reines & Rois m’a invité dans ses colonnes à présenter les arguments contemporains pour l’établissement d’une Monarchie en France, et ma tribune a été intégralement et fidèlement publiée dans le numéro de Mai-juin-juillet 2021, ce dont je remercie la rédaction et Olivier C. en particulier. En voici le texte ci-dessous…

 

 

 

Un récent sondage nous apprenait que 17 % des Français étaient favorables à l’établissement d’une Monarchie en France, et cela plus de deux siècles après la fracture révolutionnaire et plus d’un siècle et demi après le départ en exil du dernier roi ayant effectivement régné. Entretemps, cinq Républiques sont nées et quatre ont disparu, souvent dans des affres peu glorieuses, du coup d’Etat à la défaite militaire, sans oublier deux empires et un « Etat français » : deux siècles durant lesquels la question institutionnelle ne cesse d’être posée, et cela même si l’actuelle République, cinquième du nom, semble avoir réussi une certaine synthèse entre les différentes traditions politiques du pays, synthèse néanmoins remise en question aujourd’hui par les nostalgiques de la IIIe (ou de la IVe) République qui la trouvent « trop monarchique » quand les royalistes la trouvent, eux, trop républicaine ou « monocratique », trop jacobine ou laxiste…

 

Plusieurs éléments peuvent, en tout cas, expliquer et motiver la persistance d’un courant d’opinion favorable à la Monarchie royale, même si celui ne se traduit ni dans les urnes ni dans le paysage politique lui-même, apparemment monopolisé par les seuls républicains (ou proclamés tels) de toutes les couleurs du prisme politique. L’actuelle campagne présidentielle, un an avant le premier tour de l’élection, agite déjà les milieux politiques et médiatiques, mais, à bien y regarder, ne sommes-nous pas, depuis que le quinquennat a été établi au début des années 2000, en « présidentielle permanente » ? Or, cette élection à la magistrature suprême de l’Etat apparaît toujours comme « la reine des élections », la plus courue en tout cas pour les partis et les politiciens, et la plus mobilisatrice des électeurs, désormais fort boudeurs lors des scrutins parlementaires, régionaux ou, même, municipaux. Paradoxalement, cela peut accréditer l’idée que les Français veulent élire un Chef de l’Etat auquel ils attribuent des pouvoirs importants, quasi-monarchiques, comme s’ils avaient besoin de cette autorité de type monarchique pour sentir qu’ils appartiennent au même peuple, à la même nation… L’élection du président au suffrage universel direct était, jadis, vue par ses opposants comme le signe d’une « monarchisation » du pouvoir, et, du temps du général de Gaulle, Le Canard enchaîné décrivait celui-ci comme un roi versaillais et absolu et son gouvernement comme une Cour à ses ordres, en attendant celui que le journal satirique annonçait comme le « dauphin » : le comte de Paris…

 

Quelques autres indices peuvent signaler la persistance d’une opinion monarchiste, et l’actualité nous en a fourni une nouvelle preuve avec l’émotion soulevée dans notre République lors du décès du prince Philippe, époux de la reine Elisabeth d’Angleterre, et les cinq millions de téléspectateurs hexagonaux des funérailles princières, en un après-midi ensoleillé, ne sont pas totalement anodins, y compris politiquement parlant. Car, à défaut de vivre en Monarchie, nombre de Français regardent celle de nos voisins avec des yeux émerveillés pour certains, seulement curieux pour d’autres, et beaucoup de ceux-ci se disent peut-être, au fond de leur cœur, « pourquoi pas la Monarchie chez nous ? ». Après tout, la question mérite bien d’être posée, et cela même si l’advenue d’une instauration royale en France paraît, sinon totalement compromise, encore fort lointaine…

 

En ces temps de crises et de trouble, la Monarchie royale « à la française » ne serait pourtant pas si choquante et, même, elle pourrait bien conjuguer espérance et nécessité, tout en renouant avec le fil d’une histoire qui, tranché violemment hier, pourrait à nouveau réunir des Français aujourd’hui soucieux de concorde et de tranquillité, y compris politique… Quelques arguments plaident en sa faveur comme celui de l’unité nationale au-delà des querelles politiques et des grands intérêts de ce qu’il n’est pas incongru de qualifier de féodalités financières et économiques : car le roi ne doit rien à un choix électoral forcément clivant et séparateur qui divise en clans idéologiques, et son indépendance vient du principe même de la transmission héréditaire de la magistrature suprême de l’Etat, la naissance ne pouvant s’acheter ou se forcer. Bien sûr, c’est l’argument parfois le plus difficile à entendre pour nous qui sommes habitués à choisir le Chef de l’Etat que nous semblons sacrer de notre vote avant que de le dénoncer dès les mois suivants dans un élan d’ingratitude qui, visiblement, n’appartient pas qu’aux princes… Néanmoins, l’avantage de la succession royale est qu’elle accompagne le temps et qu’elle est l’humilité devant la nature humaine et ses propres limites : dans la tradition française, ce mode de transmission de la magistrature suprême de l’Etat se résume en une formule « Le roi est mort, vive le roi ! ». C’est-à-dire que c’est de la disparition physique du prédécesseur que naît le pouvoir du successeur. D’un drame, la mort, la royauté fait un passage vers une autre vie, une autre personne, celle-là même qui savait qu’un jour elle régnerait mais qui ne savait ni le jour ni l’heure, dans une incertitude qui, pourtant, n’ouvre pas vers l’inconnu mais vers le « prévu ». Cela explique l’autre formule traditionnelle de la royauté en France : « Le roi ne meurt jamais ». En effet, la mort physique d’un monarque n’est pas la mort de l’Etat, mais son renouvellement : le fils succède au père, naturellement, tel que cela était annoncé depuis sa naissance et son titre de dauphin. Quand la République déchire autour de l’urne, la Monarchie royale unit autour du cercueil, et du trône…

 

Bien sûr, certains y verront une injustice ou un risque : injustice (« pourquoi lui plutôt qu’un autre ? ») et risque (« est-il vraiment à la hauteur de la charge ? »). En fait, la pire injustice n’est-elle pas que ce soit l’Argent qui, désormais, fasse les élections présidentielles, au risque d’affaiblir la nécessaire indépendance de l’Etat ? A l’inverse, cette sorte de « tirage au sort » du destin qui fait de la naissance au sein de la famille royale historique la carte d’entrée à la tête de l’Etat n’est-elle pas le meilleur moyen de garantir le meilleur pouvoir arbitral possible, au-delà même des passions du moment et des pressions des factions ou des ambitions ? Un ancien ministre centriste d’il y a quelques décennies faisait remarquer qu’en Monarchie, la première place étant prise, cela limitait les appétits de pouvoir des politiques et les forçait à se concentrer sur les questions gouvernementales… Quant au risque d’une incompétence du roi, il est limité pour au moins trois raisons : tout d’abord, ce qui compte pour le roi n’est pas la compétence ni le mérite mais bien plutôt l’indépendance liée à sa position, celle d’un arbitre et non d’un joueur, et qui l’oblige à une impartialité de fait, ce qui n’exclue pas, évidemment et bien au contraire, la liberté de décision dans le cadre des règles du jeu institutionnel et politique ; Deuxièmement, en tant que « roi à venir », l’héritier putatif du trône est préparé tout au long de sa jeunesse (voire un peu plus…) à ses fonctions de monarque et son éducation est organisée en fonction de son règne futur : cela garantit qu’il a, très tôt, les « codes » de la politique ; enfin, en France et malgré la concentration des pouvoirs régaliens entre les mains de l’Etat royal dès l’époque de François Ier, la Monarchie a une tradition plutôt « fédéraliste », précédant historiquement et pratiquement l’actuelle devise de l’Union européenne qui lui va comme un gant : « Unie dans la diversité ». Cela signifie que nombre de pouvoirs et d’administrations aujourd’hui indûment aux mains de l’Etat central seraient redistribués aux Régions, Communes et Chambres économiques (entre autres), en application d’une subsidiarité bien comprise et qui aurait évité, sans doute, bien des errements et des incompréhensions depuis le début d’une crise sanitaire sans fin débutée l’an dernier…

 

De plus, de par son principe et son histoire, la Monarchie royale a pour règle de servir et non de « se servir », ce que le général de Gaulle avait déjà relevé en son temps et qu’il avait tenté de pratiquer dans une République qui, en définitive, ne lui en sera pas toujours reconnaissante. Marcel Gauchet, quant à lui,  évoquait en 2018 la différence entre la logique macronienne et l’esprit royal : « Mais [Macron] s’est trompé sur ce que l’on attendait d’un roi. Un roi, ce n’est pas un manager, pas un patron de start-up qui secoue ses employés pour qu’ils travaillent dix-huit heures par jour pour que les Français, par effet d’entraînement, deviennent tous milliardaires ! Dans la tradition française, un roi, c’est un arbitre. Quelqu’un qui est là pour contraindre les gouvernants à écouter les gouvernés. Quand les gens accusent Macron d’être le président des riches, ils lui reprochent surtout de ne pas être l’arbitre entre les riches et les pauvres. » N’est-ce pas là, en quelques lignes, la meilleure définition du roi « à la française » ?

 

Mais il est, au-delà de toutes les argumentations politiques, un élément fondateur de la Monarchie, élément qui n’est d’ailleurs pas limité à la France : c’est la puissance du sentiment. Tout l’enjeu pour les royalistes est de faire resurgir ce sentiment qui, longtemps, a lié tous les Français, personnes comme communautés, entre eux : que la Monarchie française est d’abord une famille, celle qui incarne la France par-delà les générations et les siècles, au-delà des différences et des antagonismes… Cette famille dont, pour l’heure, la France est orpheline, regardant au-delà des frontières celle des autres avec, parfois, la larme à l’œil et une certaine nostalgie, à moins qu’il s’agisse d’une secrète espérance…

 

 

 

Jean-Philippe Chauvin

 

 

15/04/2021

Amazon et le syndicat. Partie 2 : Nécessité et limites des syndicats d'aujourd'hui : le cas français.

 

Les Etats-Unis n’ont pas exactement la même législation sociale que la France même si le taux de syndicalisation dans l’un et l’autre de ces pays est très faible, beaucoup plus que la visibilité syndicale ne peut le laisser supposer. Faut-il s’en réjouir ? Je ne le pense pas : dans une société de plus en plus individualiste et dominée par le règne de l’argent, il importe d’avoir des garde-fous les plus efficaces possibles, non pour gêner l’activité industrielle mais l’immoralité capitalistique et la démesure financière ou actionnariale. En somme, défendre les intérêts des salariés sans pour autant oublier le contexte économique… Dans le cas de l’entrepôt d’Amazon, les conditions économiques étaient favorables à l’implantation d’un syndicat, au regard des énormes profits réalisés par l’entreprise renforcée par plus d’un an de crise sanitaire, de confinements multiples et de basculement numérique et vers les achats électroniques plutôt que « physiques ». En effet, si l’on en croit The Wall Street Journal (traduction française dans L’Opinion du mardi 13 avril 2021), « Amazon (…) vient de connaître, dans le contexte porteur de la pandémie, une année de croissance et de succès spectaculaires. En 2020, son chiffre d’affaires a progressé de 38 % pour atteindre 386 milliards de dollars et ses bénéfices ont presque doublé », ce qui prouve une bonne santé insolente dont il ne serait pas scandaleux que les salariés, petites mains de ce système de distribution géant et mondialisé, touchent aussi les dividendes, au moins par une amélioration de leurs conditions de travail…

 

Mais Jeff Bezos, grand progressiste devant l’éternel, ne veut pas de syndicats qui pourraient le rappeler, de l’intérieur, à ses devoirs sociaux et il a tout fait pour empêcher un vote positif en faveur de la création d’un syndicat, avec un succès notable mais qui, pour autant, pourrait ne pas être définitif : puisque la firme Amazon ne veut pas être « embêtée » par un syndicat, c’est le Congrès qui pourrait décider une forme de démantèlement de la multinationale au nom de la lutte contre les monopoles. Mais cela ne résoudrait pas vraiment (ou pas directement) la question sociale dans l’entreprise, et c’est de cela dont il s’agit. Car les différentes alertes sur les pitoyables conditions de travail (malgré des salaires alléchants, mais la dignité du travail et des travailleurs doit-elle être négligée parce que ceux-ci seraient considérés comme « bien payés » ?) montrent, a contrario, la nécessité d’une protection syndicale pour les salariés, et la possibilité pour eux de pouvoir se regrouper pour pouvoir porter une « parole ouvrière » capable de peser dans les échanges entre salariés, cadres et direction, sans négliger le nécessaire dialogue avec le siège central de la firme, en particulier quand les emplois et les conditions générales de travail et de partage des bénéfices peuvent être en jeu.

 

Ce qui est vrai dans les finalités de l’action syndicale aux Etats-Unis ne l’est pas moins en France. C’est en s’inspirant du modèle anglo-saxon que les révolutionnaires bourgeois de 1791 avaient aboli les corporations et, en plus de cela, interdit toute possibilité d’association et de grève aux ouvriers pour les livrer à la « liberté du travail » chère à Benjamin Franklin et à ses épigones hexagonaux : le résultat social fut catastrophique, au point que les historiens datèrent de ces lois libérales de 1791 la naissance du prolétariat français, rompant avec un modèle social ancien qui, malgré ses archaïsmes et ses blocages, évitait au moins une exploitation trop brutale et sans contrepartie de ceux qui n’avaient que leurs bras à louer. Même le maoïste Alain Badiou avait, il y a quelques années, repéré ce moment ultralibéral de la Révolution française… Dans son ouvrage sur celle-ci, l’historien maurrassien Pierre Gaxotte en venait à dire, logiquement, que « tout le syndicalisme contemporain est une insurrection contre la loi Le Chapelier », celle-là même qui, votée en 1791 après la loi d’Allarde, interdisait légalement toute possibilité de réaction ou de résistance ouvrière et donnait tout droit et tout pouvoir à l’Etat pour écraser, y compris par la plus extrême violence, les « séditions » des classes considérées bientôt par la bourgeoisie du XIXe siècle comme « dangereuses »…

 

Heureusement, nous n’en sommes plus là, et le syndicalisme a une place reconnue aujourd’hui dans le Droit français et dans le paysage social de nos entreprises, et cela même si le taux de syndicalisation en France est inférieur à 8 % des salariés, pourcentage dérisoire et pas forcément rassurant dans le cadre d’une mondialisation de plus en plus brutale et sans frein véritable. Bien sûr, les syndicats n’ont pas bonne réputation aujourd’hui, et cela pour quelques raisons simples : 1. leur incapacité depuis quatre décennies à empêcher la désindustrialisation et les délocalisations, malgré manifestations, grèves et, parfois, émeutes ; 2. leur politisation (mais est-ce vrai pour toutes les centrales syndicales ?), et trop souvent d’un seul côté de l’échiquier politique sans, pour autant, parvenir à s’imposer aux gouvernements de gauche comme l’ont montré les épisodes de 1983 (« le tournant de la rigueur ») mais surtout de 1984 quand François Mitterrand décide de sacrifier les grandes populations ouvrières du Nord et de l’Est sur l’autel de la construction européenne et du « pragmatisme », et, au-delà, les autres quinquennats de renoncement industriel (Jospin, 1997-2002 ; Hollande, 2012-2017) qui ont véritablement « désarmé » l’économie française ; 3. leur « fonctionnarisation » au double sens du terme, en privilégiant le public des fonctionnaires (pourtant mieux protégés que les ouvriers du secteur industriel, ils constituent désormais les gros bataillons syndicaux, en particulier dans la Fonction publique et dans les Transports), et en adoptant un mode de fonctionnement de moins en moins relié au « pays réel » des secteurs qu’ils sont censés représenter ou défendre : le cas de l’Education nationale est, à cet égard, particulièrement significatif, voire caricatural, d’une « caste syndicale » (FSU, SNES) monopolisant la parole des enseignants sans, pour autant, les représenter dans leur diversité et leurs doléances… Bien sûr, il y a de notables exceptions, de la CFTC au SNALC par exemple, qui rompent avec le « Yalta idéologique » évoqué (sans doute à raison plus qu’à tort) depuis les années 1950, mais sans pouvoir peser suffisamment pour apparaître comme efficaces ou redoutables aux yeux des pouvoirs publics comme des salariés eux-mêmes… ; 4. leurs méthodes d’action, de moins en moins efficaces tout en étant gênantes, non pour le Pouvoir, mais pour les usagers eux-mêmes comme dans le cas des grèves de train ou de métro, ou celles dans l’enseignement, ce qui accroît l’agacement à leur encontre et dessert les causes que ces syndicats étaient censés défendre… ; 5. leur opposition aux « insurrections » venues des catégories du travail indépendant (artisans, petits commerçants, métiers « libres » ou enracinés, etc.), de la révolte poujadiste des années 1950 aux Gilets jaunes de 2018, en passant par des soulèvements plus « corporatistes » ou celui des Bonnets rouges en 2013…

 

Se contenter de ce constat qui paraît d’échec ne peut satisfaire ceux qui souhaitent que l’économique ne soit pas distancié du social. Car les syndicats sont nécessaires et leur situation d’aujourd’hui ne doit pas occulter leurs qualités et leurs fonctions premières qui sont de préserver les intérêts des salariés, qualités et fonctions parfois bien oubliées par ceux-là mêmes qui devraient les cultiver, encore et toujours. L’utilité qu’ils ont pu avoir en d’autres temps et qu’ils ont encore en de multiples occasions avec quelques succès trop souvent peu valorisés par des médias qui se repaissent plus du malheur que des bonheurs possibles, doit être rappelée, mais elle doit aussi être actualisée et repensée : car, répétons-le, le syndicalisme est un garde-fou nécessaire dans un monde contemporain qui ne prône l’individualisme (donc « l’anti-association ») que pour imposer sans conteste les grandes féodalités mondialisées de la Finance et de l’Economique qui n’aiment guère que l’on résiste à leur ordre terrible qui, aux yeux des royalistes sociaux, n’est rien d’autre qu’un « désordre établi » et cruellement injuste.

 

Mais alors, quel syndicalisme ou quelle stratégie syndicale face aux enjeux et aux défis contemporains ?

 

(à suivre.)

 

12/04/2021

Amazon et le syndicat. Partie 1 : Quand la multinationale s'appuie sur les classes sacrificielles.

 

Après une campagne acharnée de la part du syndicat Retail des salariés de la Distribution d’un côté et de la direction de la multinationale Amazon de l’autre, les 5.800 salariés de l’entrepôt géant de l’un des A de GAFAM ont majoritairement voté contre la création d’un syndicat à Bessemer, dans l’Alabama. Selon Le Figaro, dans un article publié samedi dernier, « Près de 1798 employés se sont exprimés contre (…). Et seulement 738 en sa faveur », avec un taux de participation d’environ 55 %, soit 3200 suffrages exprimés. C’est, en fait, une grande victoire pour les GAFAM et pas seulement pour la firme de Jeff Bezos qui avait, en personne, livré le combat pour empêcher cette création avec des moyens qui peuvent paraître bien disproportionnés pour un enjeu qui aurait pu n’être que local :  mais la crainte bien réelle du patron multimilliardaire et véritable caricature de Picsou était que, si la création d’un syndicat avait été validée par le vote, ce mouvement de syndicalisation aurait pu s’étendre aux autres sites du groupe de distribution. De plus, dans cette affaire, et comme le souligne aussi l’article déjà cité : « La gêne était également manifeste chez les autres Gafa, qui se présentent comme étant les champions du « cool » mais ne veulent pas voir émerger de syndicats. Chez Google, le sujet est délicat depuis qu’en janvier un embryon de syndicat a vu le jour ». Aux États-Unis, l’affaire était devenue politique quand le sénateur socialiste Bernie Sanders avait pris fait et cause pour les partisans du syndicat, et que le président lui-même, Joe Biden, avait expliqué, par un message publié sur Twitter le 28 février dernier, que « ce n’est pas à un employeur de décider (si un de ses employés a le droit ou non d’adhérer à un syndicat) » et que « tout travailleur devrait avoir le choix, clair et équitable, de rejoindre un syndicat. Point à la ligne ».

 

Là, le débat a été, provisoirement, tranché et le vote massif contre la création d’un syndicat montre les limites d’une « démocratie ouvrière » qui, en définitive, piège les partisans des droits sociaux, suspendus à un accord qui ne vient pas toujours des premiers intéressés. Si l’on est démocrate, l’on ne peut que s’incliner devant le résultat du vote ; si l’on est plus nuancé sur la démocratie comme mode de fonctionnement systémique, on peut se poser quelques questions sur son contexte et ses motivations, et poser différemment la question sociale et l’institution syndicale. Je me place dans la deuxième catégorie sans, pour autant, méconnaître l’intérêt de formes de démocratie locale et socio-professionnelle, voire politique sur certains degrés de l’échelle décisionnaire de la Res Publica

 

Dans le cas de ce vote qui, rappelons-le, ne concerne pas directement la France (les entrepôts hexagonaux pouvant accueillir des syndicats en leur sein depuis quelques années, même si ce droit n’est pas exercé partout), il y a quelques remarques à faire et des leçons à tirer. D’abord, la question sociale n’est pas éteinte dans le monde, et la mondialisation, si elle a bien essayé de la contourner ou de la dissuader, l’a plutôt réactivé, au dépens des classes ouvrières et paysannes, ce que l’on nomme désormais les classes productives : c’est souvent le « moins-disant » social qui l’emporte sur les considérations charitables ou véritablement sociales quand, dans le même temps, les grandes multinationales et la « fortune anonyme et vagabonde » apparaissent, non comme les seules, mais comme les principales gagnantes de la situation, une victoire encore confortée par la crise sanitaire et le « grand basculement numérique ». « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est train de la gagner. », affirmait au début des années 2010 avec quelques raisons Warren Buffett, un temps l’homme le plus riche du monde, depuis lors largement dépassé par les entrepreneurs de l’économie numérique. Et les GAFAM poursuivent cette guerre destructrice des équilibres sociaux et de la simple justice sociale sans laquelle il n’y a pas de société juste et solide qui vaille : l’affaire de Bessemer, la ville de l’Alabama qui a été le lieu du débat « pro » ou « anti-syndicat », semble nous le rappeler de façon bien cruelle…

 

Mais, pourquoi les employés d’Amazon n’ont-ils pas voulu d’un syndicat pour les protéger des abus d’exploitation de la firme multimilliardaire, abus pourtant bien connus et désormais reconnus, entre pression permanente sur les salariés et conditions dégradantes de travail (au dépens parfois de l’hygiène intime des employés et de leur santé, en définitive) ? Il y a sans doute la peur de voir l’entrepôt « délocalisé » et leurs emplois supprimés sans sursis, menace à peine voilée émise par la direction de la multinationale. Mais il y a un autre élément, plus compliqué à cerner et à définir, qui peut être avancé et qui explique aussi le nombre fort réduit de révoltes (voire de grèves) dans des usines de pays du Sud (ce que ne sont pas exactement les États-Unis) et dans celles des pays du Nord, « anciennement industrialisés » et les plus précocement acquis à la société de consommation : c’est le sentiment des classes laborieuses contemporaines de « se sacrifier pour améliorer le lendemain ». Ce sentiment a été très fort dans les pays occidentaux au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle : il n’est pas impossible de parler de « classes sacrificielles » à propos des populations ouvrières qui, malgré la dureté des conditions de travail comme de vie, ne se révoltaient pas, acceptant leur sort comme le moyen pour leurs descendants de « vivre mieux ». Elles avaient intériorisé que leur sort pourtant misérable était un « marchepied » pour les générations suivantes, et cela a été encore plus « désiré » avec la naissance et l’imposition d’une société de consommation à laquelle tous semblaient aspirer plutôt qu’à faire une hypothétique révolution qui, en fait, ruinerait leurs prétentions et rendrait leur sacrifice vain, autant pour eux que pour ceux à venir. Après les classes laborieuses du Nord, ce fut au tour de celles du Sud d’adopter le même comportement, d’autant plus que les deux siècles passés semblaient avoir donné raison à cette stratégie sociale d’intégration à la société de consommation, « paradis terrestre de la marchandise et du désir individuel assouvi ».

 

En fait, dans le cas des salariés états-uniens de la firme Amazon, le sentiment est peut-être renforcé par le fait que les populations qui travaillent dans ses entrepôts sont issus des « minorités » (le terme étant de plus en plus ambigu au fil du temps, et mieux vaudrait parler de communautés sans leur adjoindre le qualificatif de minoritaires qui, en soi, sépare plus qu’il n’agrège à la nation civique), celles-ci étant toujours en périphérie de la société de consommation tout en ayant intégré toutes ses tentations, son idéologie franklino-fordiste comme sa doctrine de « l’avoir individualiste », marquée par la toute-puissance de l’Argent comme vecteur et finalité. Ainsi, quand les classes moyennes appréhendent le déclin, les classes sacrificielles (peu formées et donc très malléables et corvéables) espèrent au contraire atteindre ce que les précédentes ont peur de perdre… La révolte ne vient pas de ceux qui « espèrent avoir » mais de ceux qui craignent de « perdre l’avoir » ! Cela explique en partie la réticence des salariés de l’entrepôt Amazon de l’Alabama à accepter un syndicat qui pourrait, par sa seule présence (celle-là même qui fournit un alibi à la direction pour délocaliser…), mettre en péril leur ascension sociale espérée.

 

Et pourtant, la syndicalisation peut aussi avoir des conséquences plus heureuses que les catastrophes économiques et sociales évoquées par la direction d’Amazon…

 

 

(à suivre.)